end header
On-board-a-ferry-at-dusk-near-the-Princess-Islands.-Istanbul,-Turkey,-2001-(detail)_©Alex-Webb_Magnum-Photos

Entretien grand format
avec Alex Webb

Gilles Bechet -

MES IMAGES SONT DES RÉPONSES AU MONDE

 

Entretien grand format avec le photographe Alex Webb 21.06.16

 

 

Comme tous les maîtres de la couleur, Alex Webb transfigure le monde dont il capte des vibrations souvent imperceptibles au promeneur peu attentif. Membre de l’agence Magnum, le photographe américain ne se considère pas comme un photo-journaliste, plutôt comme un « regardeur ». Son métier, dit-il c’est la rue. Et les images qu’il en ramène sont éminemment personnelles. Le cadrage, la lumière et la profondeur construisent des photos intrigantes composées de manière magistrale. Son diplôme en littérature acquis à Harvard, n’est sans doute pas étranger au regard ouvert et interrogateur qu’il porte autour de lui.

 
Depuis vos débuts, comment votre envie et votre pratique de la photo ont-elles évolué ?
J’ai commencé en photographiant simplement là où je vivais, la Nouvelle Angleterre, autour de Boston, et puis New York. Je photographiais ce que j’appelle le paysage social américain avec ses terrains de parking vide, ses enfants tristes et les chiens qui rodent aux alentours. Et un jour, j’ai lu Les Comédiens de Graham Greene, un roman qui se passe à Haïti. Ça m’a un peu effrayé et excité en même temps et j’ai décidé d’aller sur place. Ce premier voyage à Haïti et ceux que j’ai fait le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis m’ont profondément transformé. J’ai vu des mondes que je n’avais jamais rencontrés avant et j’ai réalisé que je devais m’éloigner de tout ce que j’avais fait à Boston et à New York pour photographier d’autres lieux et d’autres paysages. Après quelques années, j’ai aussi compris que ces lieux devaient être photographiés en couleur parce que sinon je ne prenais pas en compte la présence de la couleur dans ces pays et leur capacité de transformation. A partir de là, j’ai mené des différents projets, pourtant assez contingents. Le travail à Istanbul est assez complexe parce qu’il reflète une ville multiple ou différentes réalités se superposent. A Cuba par contre, c’était une travail plus lyrique, celui à la frontière mexicano-américaine avait un côté lyrique mais était plus sombre et enfin à Haïti, où j’étais pendant la période qui a suivi la chute de Baby Doc, j’ai été confronté au chaos électoral et je ne pouvais faire autrement que photographier la violence qui descendait dans les rues alors qu’habituellement la violence n’est pas un élément qui m’attire.

 
Dans certaines de vos images, on a l’impression que le sujet, c’est la couleur ?
Je pense que la couleur fait toujours partie du sujet, de la même manière que le sujet en lui-même, la forme ou l’espace et ce sont tous ces différents éléments qui contribuent à notre expérience, tant du monde que de l’image photographique. Et nous y répondons tous différemment. Certains répondent plutôt à la couleur, d’autres à l’espace et d’autres encore s’intéressent spécifiquement à ce qui se passe dans l’image.

 
Dans certaines photos de nuit, on voit des zones aux couleurs très tranchées. Quand vous êtes sur le terrain, dans la rue, comment approchez-vous le travail de la couleur ?
Mes images sont des réponses au monde. Je me considère comme un promeneur et un découvreur du monde. Ce qui m’intéresse, c’est comment la couleur peut créer différents espaces dans le cadre de la photo en peignant avec des lumières de couleurs différentes. Quand je travaille avec l’éclairage public, je suis souvent confronté à des zones taillées par un type de lumière en opposition à un autre. Ainsi, les lampes à vapeur de mercure donnent une lumière verte et celles à vapeur de sodium ressortent plutôt en orange.

 
Vous avez pourtant débuté avec le noir et blanc ?
Quand j’ai commencé, comme tous les photographes de ma génération, je considérais le noir et blanc comme l’âme et le cœur de la photographie. La couleur, c’était grossier, commercial, quelque chose qu’on faisait pour l’argent. C’est à Haïti où je faisais des photos noir et blanc que j’ai commencé à sentir la résonance de la couleur. La couleur ce n’est pas simplement de la couleur. Chaque couleur a une résonance émotionnelle qui lui est propre. Parfois un rouge peut être apaisant et à d’autres moments agressif. Ça transforme notre compréhension et notre relation avec le monde. J’ai tendance à penser que le noir et blanc est en lien avec la tête ou avec le cœur. C’est une relation plus intellectualisée et émotive. La couleur, par contre, vient des tripes, c’est plus sensuel.

 
Quel est votre état d’esprit quand vous vous promenez en rue avec votre appareil ?
Je suis très concentré et en même temps que je suis dans une sorte de flux. Quand je me promène, je me sens un peu comme dans un rêve éveillé. Je regarde avec beaucoup d’intensité ce qui se passe autour de moi, mais en même temps mon esprit vagabonde et je pense à des tas de choses. Quand j’étais plus jeune, je me baladais tout le temps avec un appareil photo en me disant que je devais toujours être prêt. Mais aujourd’hui, je pense plutôt que je dois consacrer un moment spécifique à la photographie. Je pars pour au moins cinq heures et je ne fais rien d’autre parce que j’ai besoin de cet état de concentration bien particulier. C’est un processus très mystérieux, c’est très intuitif, pas rationnel du tout. Vous sentez quand une image est possible, vous ne savez pas exactement pourquoi, mais vous marchez sans but et tout à coup quelque chose se passe et c’est la photographie. Mais parfois, vous sentez une photo et elle n’arrive pas. Le hasard joue un rôle essentiel. Ce type de travail se traduit à 99,9% par un échec.

 
Vous ne prenez pas souvent de photos en intérieur, est-ce à cause de la lumière et de la couleur ?
Oui sans doute, mais c’est surtout parce que je préfère travailler dans la rue. Ce qui m’intéresse c’est sa profondeur. J’aime la liberté de bouger et de me déplacer où je veux. En intérieur, il faut gérer la relation avec celui qui vous laisse entrer et avec des gens posés dans cet espace. C’est un rythme très différent, mais mon métier c’est vraiment la rue. Je marche et quand une image ne fonctionne pas, je continue à marcher et je continue encore et encore. Après plusieurs heures, il arrive des moments où j’ai faim, où je suis fatigué, ou j’ai envie de boire un coup mais je me force à continuer encore un peu. Et puis, tout à la fin de la journée, c’est là qu’arrive la bonne photo. Une belle lumière, un geste intéressant, quelque chose, mais d’une certaine manière, c’est toute la logique de ces errements et de cette frustration qui ont mené à ce moment. Ce moment n’aurait pas pu arriver sans tout ce qui a précédé. Je crois très profondément dans cette sorte de mystère de ces déambulations dans les rues. Vous ne savez pas quand quelque chose va arriver mais vous continuez à pousser. Et j’aime le côté physique de la marche dans les rues. Une des raisons pour lesquelles je suis devenu photographe et non peintre, c’est que quand je suis confronté à un sujet, je suis bien plus à mon aise en sortant et en faisant face au monde avec mon appareil photo qu’en étant confronté à une toile blanche. Mon frère est peintre. Parfois j’envie le fait qu’il peut entrer dans son studio sans devoir être confronté au monde extérieur. Mais je sais que si j’ai besoin de produire quelque chose, il me faut sortir et répondre au monde. C’est ce que je suis et ma façon de travailler.

 
Une bonne image est-elle celle qui raconte une histoire ?
Tout dépend de ce que vous entendez par histoire. Je ne crois pas que les images sont dans la narration. Je tends plutôt à penser qu’une photographie fonctionne d’avantage comme un poème. En d’autres mots, elle suggère des choses et face à une photographie, chacun d’entre-nous, en fonction de qui nous sommes, d’où nous venons, de notre culture et de notre éducation, nous trouverons d’autres choses dans ces photos. Et ce qui rend une photo intéressante, c’est son niveau d’ambiguïté. Donc oui, je les vois comme des images d’un poème qui contiennent tous ces cercles concentriques de suggestion qui entrent en résonance avec nos mondes intérieurs. Je pense que les photographies intéressantes sont souvent énigmatiques. Elles posent des questions, elles n’apportent pas de réponses.