On a rarement vu un livre de philosophie avec un titre si accrocheur. On croit rêver. Pourtant, l’ouvrage de Ruwen Ogien n’est pas l’autobiographie d’un philosophe en mal d’amour passant son temps sur Tinder ou Meetic (il y en a hélas, mais la police veille), pas plus que la confession, pleine de doutes et d’angoisses, d’un érotomane fanatique des dialogues de Platon.
Le langage de l’amour
L’originalité de cet ouvrage tient en une phrase : ne pas céder à la tentation de construire une énième définition de l’amour. Ruwen Ogien s’amuse donc à traquer les banalités en brandissant la philosophie comme garde-fou. Il part à la recherche des préjugés et des poncifs que nous avons sur l’amour et se propose de les déconstruire avec très souvent une bonne dose d’humour et une pointe de cynisme, mais toujours beaucoup d’expérience philosophique ainsi qu’une argumentation ciselée.
Que les plus sensibles d’entre nous se rassurent néanmoins, en serrant très fort leurs vieux CD de Céline Dion : ceci n’est pas un livre contre les philosophies de l’amour, ni contre l’amour en soi, mais bien contre le sentimentalisme, niais et kitsch, et sa face cachée : le moralisme, le conservatisme et la pudibonderie. L’heure n’est-elle pas cependant à la libération sexuelle ? Il semble bien que non, selon Ruwen Ogien.
Le livre présente une analyse minutieuse et rigoureuse du langage de l’amour et de ses discours. L’objectif est de ne pas se limiter à une définition fermée de l’amour (qui consiste généralement à lui coller des étiquettes) afin de le rendre encore susceptible de transformations et de mutations.
Penser l’amour
Ruwen Ogien repère six grandes idées de base concernant l’amour, auxquelles la plus jeune midinette croit tout autant que la plus vieille douairière, tout comme l’amoureux transi et son éternel bouquet de roses du quatorze février : l’amour est plus important que tout, l’être aimé est irremplaçable, on peut aimer sans raison, l’amour est au-delà du bien et du mal, on ne peut aimer sur commande, l’amour qui ne dure pas n’est pas un amour véritable.
L’idéal amoureux n’est donc pas défectueux ou vieillot, parce qu’il serait, par exemple, irréalisable dans le contexte actuel de nos sociétés occidentales corrompues et débridées : il est inatteignable en soi. Il faut donc s’atteler à libérer l’amour de la cage mentale où il est enfermé. Avec un sens pragmatique incroyable (suffisamment rare dans les ouvrages de ce genre pour le mentionner), Ruwen Ogien s’essaye à penser l’amour en dix-sept questions non résolues par les philosophes.
Johnny ou Schopenhauer?
Pour s’aider dans son entreprise, il ne craint pas de recourir aux chansons populaires. Ce qui possède le mérite non négligeable d’éviter les références habituelles à Stendhal, Schopenhauer, Lamartine… En outre, ce style décalé donne un petit côté « pop philosophie » à l’ensemble qui n’est pas désagréable. Voir apparaître le nom de Johnny Hallyday et de Stromae non loin de celui de Kant, surprendre saint Paul côtoyant les Beatles et découvrir un chapitre intitulé « L’amour c’est du pipau, c’est bon pour les gogos » permet de donner au livre un aspect décomplexé, sans perdre pour autant en profondeur.
Au terme de la lecture, on aura donc envie de se poser, entre autres, des questions de ce genre : L’amour des croissants au beurre le matin est-il pareil à celui que j’éprouve pour une femme aperçue dans la rue, mon cocker ou la déesse Vishnou ? Faut-il être ivre pour oser parler d’amour, comme dans le « Banquet » de Platon ? Les êtres seraient-ils encore irremplaçables si on pouvait faire l’amour avec des clones ? Ou encore celle-ci (qui ne manquera pas de faire froncer les sourcils) : si pour naître, l’amour a partie liée avec le physique, qu’en est-il dès lors pour les aveugles ? Les plus pointilleux se demanderont enfin si ne pas définir l’amour suffit à le rendre plus libre.
Philosopher ou faire l’amour de Ruwen Ogien, Grasset, 272 pages, 36.98€
Disponible sur BAZAR e-SHOP
Simon Brunfaut, philosophe et chroniqueur sur Musiq’3 dans l’émission «Le grand charivari»