Carlo Massoud fait partie de cette nouvelle génération de designers libanais qui assume ouvertement un « message social ». On serait presque tenté de dire « politique », si ces deux termes n’avaient pas fini, avec le temps et à force de divers conflits, par s’opposer, jusqu’à atteindre aujourd’hui plus que jamais un point de non-retour.
La volonté de développer des thèmes de société, d’engager une réflexion sur la culture et sur l’histoire par l’entremise du design, se trouve particulièrement présente dans cette oeuvre qui s’édifie à partir d’un contexte tout-à-fait particulier, celui du Liban contemporain. Carlo Massoud cherche à s’extraire de cet environnement pour mieux en retrouver l’essence et dès lors le questionner en profondeur. Ainsi il évolue à l’écart, en bordure, tout en revendiquant d’une certain façon cet ancrage pour mieux révéler l’universalité intrinsèque du designer, la liberté de son approche, la profusion et la non linéarité de ses messages. Carlo Massoud parle de ce qu’il connait, de ce qu’il voit, de ce qu’il sent : les pelleteuses qui fleurissent un peu partout dans les rues de Beyrouth, les amis et les amies (à travers sa fameuse série des « poupées voilées ») croisés au hasard de ces mêmes rues.
Il parle du passé de sa ville, de ses errances urbanistiques, du temps qui passe, de l’oubli, du plaisir, du monde en constante mutation qui cherche à s’ériger – et qui, à défaut de stabilité, vivote entre la destruction et la reconstruction, la répétition et la nécessaire réappropriation, à laquelle s’ajoute le sentiment d’une perte indéfinissable.
Comme bon nombre de designers, il a le goût de la matière ; l’objet lui est presque accessoire, assumant une fonction plus symbolique. Le laiton, le zinc, la céramique, le bronze et le bois sont ses outils. Ne raffolant pas de la technique, il confesse une franche répulsion pour la froideur de la machine, préférant le savoir-faire de la main. On l’oublie trop souvent mais le designer, en pointant des problèmes et en se heurtant à de multiples contraintes, formule des questions et interprète la réalité. Par conséquent, il prend position.
On oublie également que les questions sociales n’émergent pas du ciel mais bien du sol, qu’elles sont pour cette raison modulables, souples, flexibles ou rigides comme des matières. Ainsi pourrait-on dire qu’il n’ y a, aux yeux de Carlo Massoud, de social qu’expérimental. A travers ses objets, depuis son oeil et jusque dans sa main, Carlo Massoud se fait catalyseur de sens et reflet d’un monde dont il aide à prendre conscience. Au réalisme social formel et au pragmatisme vulgaire, il oppose une imagination sociale triomphante. En touchant à l’espace, à ses formes et à ses fonctions, le designer entre de plain pied dans un monde où les faits et les valeurs se rapprochent constamment, pétri de décisions singulières jamais innocentes ou anodines.
C’est en cherchant à comprendre le sens de l’action humaine que l’action du designer vient rencontrer les attentes et les désirs d’une société. Trouvant une place naturelle dans l’espace, l’objet qu’il conçoit conçoit ne limite pas la fluidité mais, au contraire, favorise un mouvement au sens littéral et au sens figuré : ce mouvement, c’est celui de la pensée qui ne vit que des objets qu’elle côtoie, des occasions qu’elle accumule et des expérimentations qu’elle ose. Pareil à un contrepoint dans une partition, les objets du designer épousent la musicalité de l’espace sans l’enrayer, superposant les opposés et alternant les différences. En évitant de se soumettre à l’espace en fusionnant maladroitement avec lui, l’objet permet à ce dernier de se pluraliser sans fin, rendant sa traversée chaque fois plus surprenante. En prise avec une réalité qu’il tend à rendre chaque fois plus réelle en s’y déposant comme une illumination, l’objet du designer « social » relève autant du lampadaire dans la nuit, auquel on s’accroche, que du rêve d’une nouvelle aurore, à laquelle on aspire.