ALECHINSKY
LA MARQUE D’UN GÉANT

Gilles Bechet -

Pierre Alechinsky a toujours aimé promener ses traits et pinceaux sur les papiers, qu’ils soient vierges ou imprimés. Au Centre de la gravure et de l’image imprimée de La Louvière, il nous propose Les Palimpsestes, une copieuse exposition de près de 300 oeuvres, pour la plupart inédites où il s’accapare d’éléments du réel pour faire vagabonder son imagination.
Dettes de guerre, 1978 ©Sabam2017
Au moyen-âge, le parchemin était une matière si précieuse, que les moines copistes réutilisaient souvent de vieux manuscrits. Détournant l’ancien pour créer du nouveau, ils ponçaient les pages manuscrites avant de les couvrir de nouvelles écritures et enluminures. Alechinsky en fait de même avec les papiers imprimés, si ce n’est qu’il n’efface rien mais laisse courir son trait sur de vieilles factures, d’anciens courriers ou des cartes géographiques. Un mot, une forme imprimée comme autant d’étincelles pour faire phosphorer l’imaginaire et redessiner l’Histoire. La reconnaissance d’une dette de guerre réglée au Duc de Wellington, le 8 juillet 1841 devient le décor d’un paysage fracturé et coloré. La guerre n’a pas de prix.
Ubu en Chine, 1991, ©Sabam2017
Avec les estampages, Alechinsky prélève des traces de la réalité qui affleure. Un papier souple et résistant, une bonne brosse et de l’encre de Chine pour prendre l’empreinte de tout ce qui lui accroche l’œil sans habituellement intéresser beaucoup de monde. Une plaque d’égout, dans les rues d’Arles, Bruxelles, New York ou Pékin, Un ressort de lit fatigué écrasé sur un chemin de Provence, un bois flotté trouvé sur la plage de Camargue, ou les reliefs d’une antique cloche en Bronze dans un temple désaffecté de Pékin. L’estampage n’est pas la réalité mais un prétexte à un détournement graphique. Une spirale dépouillée s’enroule au centre d’une sarabande colorée et expressionniste. On jurerait entendre la musique des bleus, des jaunes et des rouges jouée à la cour du Père Ubu.
Débâcle de mars, 1987 ©Sabam2017
Le tour d’arbre est un banc circulaire façonné sur mesure autour d’arbres vénérables. Pierre Alechinsky en reçut un bel exemplaire en cadeau d’un ami. Il en réalisa l’estampage réparti sur trois feuilles de papier qu’il emporta avec lui dans sa valise pour New YorkLa fenêtre de mon atelier donnait sur l’East River. Par un jour de très grand froid, je voyais les blocs de glace dériver, ballottés par les marées de l’Atlantique, ils m’ont inspiré cette composition. Les cercles concentriques peuvent faire penser à des tas d’autres choses, c’est un symbolique qui permet de divaguer.
Avis, 1972 et Sur l’honneur, 2013 ©Sabam2017
En cette froide journée du 6 décembre 1871, le conseil communal de Saint-Gilles s’inquiétait par affiche interposée, de la propagation d’un typhus particulièrement contagieux chez les animaux domestiques, notamment caractérisé par la muqueuse du vagin un peu plus rouge qu’à l’état normal (chez la vache). En le lisant, ça m’a donné envie de rendre la chose publique d’une autre manière. s’amuse l’artiste. Et de fait, découpée de cases roses, de formes tourbillonnantes et de cercles assoupis, l’austère affiche prend de l’altitude et l’infectieuse maladie se fait bien moins menaçante. Les vaches sont soulagées. Pierre Alechinsky s’amuse aussi beaucoup des lettres de réclamation, dont il tempère la véhémence d’un coup de pinceau léger. Il transforme la signature du plaignant en un bol fumant, et du coup le rageur Veuillez nous dire sur l’honneur quand nous recevrons nos 200 étiquettes ? parait moins péremptoire.
© Alechinsky/ Sabam 2017
Il faudrait pour évoquer ces Palimpsestes s’attarder sur tous les synonymes de flâneries, errances, baguenaudages ou même divagations. Dans son processus créatif, Alechinsky procède de même. C’est comme quand je peins, je fais d’abord des taches et puis je développe. Son pinceau cherche, se trouve là où il ne pensait pas aller. Et quel support plus merveilleux pour ces promenades dessinées que de vieilles cartes où provinces et pays corsetés dans leurs frontières sont prétextes à des calembours graphiques. Mais les cartes sont aussi et souvent, du matériel de guerre et on assiste ici au combat d’un homme surgi de la glaise pour se dresser contre les bras articulés d’une drôle de machine.
Murs et dunes d’Aden, 1983, ©Sabam2017
Si les cartes servent aussi à voir quand on ne voit pas, Alechinsky préfère imaginer ce qu’il ne voit pas, c’est bien plus drôle et on ne risque pas d’être déçu. Grâce à un ancien ami situationniste devenu un haut gradé dans l’aviation belge, il reçoit un lot de cartes de navigation aérienne à la précision toute militaire. L’artiste s’empresse de dessiner des hautes murailles qui, comme on le sait enferment autant qu’elles protègent. Du ciel, on peut voir ce que cachent les murs, une végétation luxuriante, des créatures prêtes à s’envoler pour survoler la mer agitée. De la bordure d’annotations techniques, Alechinsky fait un socle, une construction accessible par une porte. Et si tout tout cela n’était finalement qu’un faux-semblant ?
Infospratiques
Pierre Alechinsky en collaboration avec Jiří Kolář, Clavecin, 1986
Aucune surface n’échappe à son imaginaire graphique. Qui métamorphose toutes les formes. Un facteur d’instruments de ses amis lui a demandé en 1986 de décorer un de ses nouveaux clavecins. Ce qu’il fit en collaboration avec l’artiste tchèque Jiri Kolár. Il dessina des ondes concentriques qui se répercutent sur un paysage comme la mélodie cristalline de l’instrument. Une partition en rouge mineur pour accompagner la musique des yeux. Quand j’ai eu terminé, mon commanditaire m’a demandé  Combien demandez-vous pour votre travail ?  J’ai répondu: Combien demandez-vous pour votre clavecin ?