Par la puissance de son dessin, Ernest Pignon-Ernest se saisit d’un lieu pour en activer la lecture symbolique et poétique. Une grande rétrospective lui est consacrée au Botanique, l’occasion de revenir sur un parcours exceptionnel de plus de 50 ans d’interventions.
Mes œuvres ne sont pas les dessins mais les lieux. Quand je suis face à un lieu qui m’inspire, j’essaie de comprendre tout ce qui se voit, l’espace et la lumière, dans une approche de peintre. J’essaie aussi de saisir sa mémoire, son histoire et son potentiel dramatique et poétique. À Avignon, en 1974, il a pendant trois mois rencontré des associations et des travailleurs immigrés. Il a arpenté les lieux de crimes racistes, économiques, sociaux et les fait parler par ses dessins, souvent collés la nuit. Au petit matin, les passants découvraient des silhouettes qui se confondent avec les soupirails. Pour faire parler l’insalubrité et l’exiguïté de leurs logements confinés dans des caves au ras du sol, il place ses images à fleur de trottoir avec la volonté de rendre visible ce qu’on ne regarde jamais.
S’il a très tôt ressenti le besoin de faire parler les murs et les lieux, il n’a jamais abandonné son lien privilégié avec le dessin. Un dessin somptueux, au crayon et au fusain, influencé autant par Picasso que par les maîtres de la Renaissance italienne quand il est à Naples, par Rubens quand il travaille à Anvers. Invité en 1982 dans la cité portuaire, il découvre que la salle d’exposition est voisine de la maison de Rubens. Je m’intéressais au mythe de Prométhée, je commence à dessiner à partir de celui de Rubens, puis j’enchaine sur Ganymède. En travaillant, je découvre la beauté et la volupté de son trait et je finis par couvrir la façade de l’édifice de dessins originaux.
Pour Ernest Pignon-Ernest, l’original n’est pas le dessin tel qu’il sort de son atelier, mais tel qu’il apparait dans la rue, livré au regards des passants et aux changements de la lumière. Ce n’est pas évident de mettre des images dans la rue. Certaines images ne fonctionnent pas. De plus, les gens ne les regardent jamais frontalement, mais de biais dans le sens de la marche. Pour y arriver, il dessine beaucoup jusqu’à trouver le trait et la composition qui s’accorde au lieu choisi et dont il s’est imprégné, aux gens qu’il rencontre et à la thématique qu’il veut aborder. Cette série de croquis a été réalisée à Naples où il a séjourné plusieurs fois. Il y ajoute ses dessins éphémères aux multiples strates historiques de ses rues étroites et de ses innombrables églises. L’artiste qui se proclame athée est fasciné par cette ville baignée de mystique et de violence, où l’on vit la confrontation entre les ténèbres et la lumière.
La plupart de ses dessins sont des sérigraphies imprimées sur des chutes de papier journal récupérées dans les imprimeries des grands quotidiens. Comme une seconde peau, ces dessins sont posés sur un mur où ils vivent une vie éphémère, se déchirent en lambeaux et se décolorent. Les dessins ne lui appartiennent plus, ils sont absorbés par la ville. Si les gens ne veulent pas les images, ils peuvent les déchirer. Ça me plait d’avoir cette fragilité. Lors d’un reportage réalisé à Naples, dans un quartier qu’il avait investi une vingtaine d’années plus tôt, Ernest Pignon-Ernest entend avec émotion que les dessins avaient disparu des murs, mais pas de la mémoire des gens.
Sa première intervention en 1966 était une réaction la présence d’un base de commandement nucléaire dans le Vaucluse où il résidait. Depuis, il a, par ses dessins, rendu la parole aux immigrés mal logés et expulsés, aux ouvriers minés par leurs conditions de travail, aux femmes mises en danger pour ne pouvoir avorter, et bien d’autres combats. Il ne se considère pas pour autant comme un artiste engagé. Les poètes Rimbaud, Artaud, Pasolini, et Genet l’inspirent autant que les causes politiques. Révolté par le jumelage de sa ville de Nice avec Le Cap au temps de l’apartheid, il avait couvert les murs de la ville de dessins de familles sud africaines derrière des barbelés. Quand des années plus tard, des activistes de Durban lui demandent d’intervenir sur place pour éveiller les populations locales aux dangers du Sida, il a réalisé une madone noire portant, telle une pietà, le cadavre d’un homme en s’inspirant de la photo célèbre d’un collégien tué par la police lors des émeutes de Soweto en 1972.
En 2012, Ernest Pignon Ernest est intervenu dans les bâtiments désaffectés de l’ancienne prison Saint-Paul à Lyon, une prison tristement célèbre pour avoir enfermé Klaus Barbie ainsi que de nombreux résistants. Avant que la transformation des lieux en campus ne scelle l’amnésie collective, il a couvert les murs de portraits d’hommes et de femmes, célèbres ou inconnus, qui y ont été torturés ou exécutés. L’image aide à comprendre une lieu où à le perturber. l’image vient réactiver le lieu. J’essaie de faire mes dessins grandeur nature pour créer un effet de réel, pour susciter une rencontre, en face à face, mais je ne veux pas pour autant faire une trompe l’œil. C’est pour cela que j’utilise le noir et blanc qui s’affiche comme une fiction.
En mai 2009, Ernest Pignon-Ernest s’est rendu en Palestine pour rendre hommage à Mahmoud Darwich, décédé l’année précédente. Avec la collaboration de la population, il a imprimé et collé des dessins du poète en Cisjordanie, mais également en Israël, dans les ruines du village de Birwé, son lieu de naissance. Une empreinte a une dimension dialectique qui conjugue la présence et l’absence. Il y avait quelque chose qui n’est plus. La présence de mon image dit l’absence. Artiste atypique à la trajectoire singulière, Ernest Pignon-Ernest n’appartient à aucun mouvement. Il a dû être le premier surpris d’entendre Banksy lui rendre hommage comme un de ses plus grands inspirateurs. Très éloigné du street art, il a pourtant noué des contacts avec certains jeunes artistes envisageant de travailler à un projet avec JR, un artiste qui, comme lui, a fait parler les murs, en Palestine et ailleurs.