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Saccage
Saccage ©Frederik Peeters / Atrabile
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Saccage (extrait) ©Frederik Peeters / Atrabile
Saccage
Saccage (extrait) ©Frederik Peeters / Atrabile
Saccage
Saccage (extrait) ©Frederik Peeters / Atrabile

BD
L’apocalypse selon Frederik Peeters
interview long format

Gilles Bechet -

Auteur de bande dessinée inclassable, Frederik Peeters vient de publier Saccage chez Atrabile, un long récit où se suivent de grandes images sans paroles. Ce poème visuel halluciné a été inspiré par la catastrophe de Tchernobyl ainsi que par de nombreux maîtres de la peinture ancienne et moderne.

Une place à part

Frederik Peeters s’est fait une place à part dans la bande dessinée avec un dessin et des découpages très classiques au service de récits où la complexité n’empêche pas la lisibilité. Au cours d’une carrière déjà bien remplie, il a abordé tous les genres, l’espionnage, la science-fiction, le fantastique, le thriller, le western ou l’autobiographie. Avec son nouvel album Saccage, il s’aventure en terres inconnues.

Entre livre d’image et bande dessinée

Ce long récit apocalyptique sans paroles se déroule dans un chaos baroque, comme un écho halluciné de la destruction annoncée du monde. A raison d’une case par page, il mène son récit sur les traces d’un personnage phosphorescent né de l’explosion d’un réacteur nucléaire parcourant des terres dévastées. Comme un ogre artistique, Peeters emmène avec lui des citations graphiques de chef d’oeuvres de la peinture, du cartoon ou du cinéma. A première vue, on a un peu de mal à trouver son chemin dans cette apparente confusion, qui est aussi la nôtre, puis grâce à la qualité du dessin et la puissance des images, la séduction opère et on reprend la lecture pour une deuxième, une troisième et une quatrième fois en y découvrant à chaque fois de nouveaux mystères et de nouveaux éblouissements.

 

C’est à une table du Cirio, l’établissement plus que centenaire à côté de la Bourse de Bruxelles que nous avons rencontré Frederik Peeters pour une interview long format.

Cet album est-il né d’une envie de casser les cases et la narration ?

Je ne fais jamais un livre pour faire la révolution, même à l’intérieur des cases de la bande dessinée. Au départ, j’avais cet espèce de réflexe conditionné d’un auteur qui fait de la BD depuis 20 ans, et qui cherche à faire rentrer ses visions et ses thèmes à l’intérieur d’un carcan BD. Ma méthode, c’est d’écrire un scénario, faire des personnages avec des dialogues. Ici, au fur et à mesure, en enlevant les dialogues, je me suis rendu compte que ça devenait silencieux. Quand je sens que quelque chose ne fonctionne pas, je le supprime. C’est par une série de renoncements et de petites libérations que je suis arrivé à cet objet incroyable qu’est Saccage. C’était pour moi aussi un grand confort de me débarrasser de toutes ces contraintes pour me laisser aller au dessin pur pendant un an. Même si je ne gagnerai pas d’argent ou moins d’argent, c’était le pied à faire.

 

Le livre joue aussi sur l’esthétique de l’accumulation, comment est-ce qu’on organise ça ?

La première chose qu’il faut comprendre, c’est que je ne fais que ça. Il n’y a pas beaucoup d’auteurs de BD qui ont cette chance. Beaucoup sont profs ou bossent à mi-temps dans une librairie. Ça segmente le cerveau et ça demande une énergie folle, même si c’est pour quelques heures par semaine. Moi je vois très peu de monde, je suis en permanence devant mes planches, je n’ai aucune distraction. Cela veut dire que le cerveau est toujours en train de fabriquer des images. Il suffit de lui donner une tâche et il produit des choses. Tout devient matière, la vieille caisse enregistreuse au comptoir de ce café, cette statue dorée devant laquelle je suis passé avant d’arriver ici, ou ce chat avec des yeux oranges qui se prélasse près de la fenêtre, il n’est pas exclu que cela se retrouve.


Ce n’est pas aussi une question de technique?

Certainement, chaque image est crayonnée assez longuement pour gérer la superposition et l’accumulation. Ensuite, je compose l’image pour que ce ne soit pas aléatoire, que ça reste lisible avec le sens que je veux lui donner. Après, certaines images s’imposent d’elles-mêmes parce qu’elles sont une transition entre deux autres. Je sais ce qui doit y figurer et je me contente de l’organiser. Dans d’autres, j’attaque un thème bien précis comme l’exploitation minière nécessaire aux téléphones portables. Pour l’alimenter, je ressors les vielles images de Salgado dans les mines brésiliennes que je mélange avec d’autres choses. J’avais un lot de cartes postales que ma belle-mère a accumulé pendant 30 ans. On y retrouve des reproductions d’une multitude de tableaux de toutes époques et de tous les musées d’Europe. Je m’en servais comme un espèce de jeu de cartes. Je fais des associations, j’empile des trucs, ça me donne une idée pour aller chercher autre chose. C’est comme le palais du Facteur Cheval ou une sculpture de Tinguely, on empile et on soude. Si ce n’est pas bien, on dessoude.

Vous saviez où vous vouliez arriver ?

L’image à laquelle je voulais arriver est venue assez tard. Elle m’est apparue lors d’un voyage à Munich, c’était un drôle de voyage. Ma fille, qui a 15 ans, venait de finir la seconde guerre mondiale à l’école et on a été voir Dachau même si ce n’était pas une idée qui m’enchantait spécialement. A Munich, il y a aussi de superbes musées comme la Pinacothèque avec notamment la Chute des Damnés de Rubens. La superposition en deux jours de la visite de Dachau et de la Chute des Damnés a créé l’envie de redessiner ce tableau. J’étais arrivé au milieu du bouquin et j’ai eu envie de finir là-dessus sans vraiment savoir vers quelle genre de conclusion, ça me mènerait. Même si elle n’est pas totalement ténébreuse, je ne vois pas comment l’humanité pourrait s’en sortir de façon unanimement joyeuse.


Vous avez toujours eu un dessin assez classique?

Mon cerveau est formaté par une certaine forme de dessin. La logique est figurative, il m’a fallu plusieurs images pour m’autoriser à mettre au premier plan un personnage plus petit qu’un personnage au second plan.

Pour vous c’est important un «  beau «  dessin »?

Ce n’est pas que c’est important car je peux très bien être sensible à quelqu’un de non-académique. Ma fascination me porte plutôt vers ce que je suis incapable de faire. Mais fondamentalement, je suis un classique. Si vous me donnez l’obligation de choisir entre visiter le musée d’art moderne et le musée d’art et d’histoire, j’irai voir l’art classique.

Par ses contraintes de production, la bande dessinée s’accompagne souvent chez les dessinateurs de tics, les acceptez-vous ou tentez-vous de vous en détacher?

C’est un mélange de deux. L’idée derrière Saccage est de s’éloigner de certains tics. Paradoxalement, je m’éloigne de mes tics en m’enfonçant encore plus dans l’académisme et le savoir-faire. La prochaine étape serait de m’éloigner de ces tics-là pour m’autoriser le trait rapide, l’énergie. Je le fais déjà en dédicace où j’aime faire des démons en partant de taches que je raffine avec un côté Idées noires à la Franquin. Pour mon prochain projet, je retourne à l’autobiographie. Ce qui compte, c’est ce qui est raconté en restant très clair pour embarquer le lecteur dans le récit. Dans ce cas, ce n’est pas inutile d’avoir des codes très précis. Du coup, il y a beaucoup de dessins que je fais de manière presque automatique, des cases de transition que j’ai déjà dessinées peut-être 200 fois dans ma vie mais que je raffine, c’est-à-dire que je fais attention à choper les bonnes poses, à la façon dont les gens marchent. Là, mon dessin est sur l’efficacité et la lisibilité.

Pourquoi votre personnage principal est-il jaune, est-ce un clin d’œil détourné aux Simpson?

C’est marrant, c’est la première fois qu’on me parle des Simpson, je n’y avais pas pensé moi-même. Ce personnage, je l’ai vu très vite jaune, à cause de La supplication de Svletlana Aleksieivitch qui est à la base du projet. Dans ce bouquin, elle retranscrit des témoignages d’enfants qui ont été évacués de la région de Tchernobyl et ensuite répartis dans tout l’empire soviétique. Tout d’un coup à l’autre bout du pays, des enfants voyaient arriver dans leur classe un nouvel enfant qu’ils savaient venir de Tchernobyl. Ces enfants, on les appelait partout la luciole. Comme ils avaient absorbé de grosses doses de radiations, on les imaginait briller dans la nuit. C’est une idée magnifique et assez horrible à la fois. C’est de là que c’est venu. Quand on a commencé à discuter du bouquin avec Atrabile, j’ai pensé à imprimer en phosphorescent tout ce qui était rattaché à ce personnage né dans une centrale nucléaire effondrée. Mais, en offset les encres phosphorescentes sont instables et très compliquées à gérer. On pouvait le faire en sérigraphie, mais ça devenait hors de prix. On a abandonné l’idée, mais ça aurait été pas mal.

 

Saccage, Frederik Peeters, Editions Arabile, 96 pages couleur, 23 €