Interviewer Gilbert & George est un moment délicieux. Nous n’avions pas une théière d’Earl grey et des ginger biscuits à portée de main, c’était tout comme, des bouteilles d’eau.
Comme un duo bien réglé, ils s’interrompent rarement, parlant chacun à tour de rôle. George, le plus grand, est l’anglais du duo, il a l’onctuosité et le débit posé d’un Lord bien qu’il soit issu d’un milieu modeste. Il ponctue régulièrement ses interventions d’un Extraordinary ! Gilbert, originaire du Tyrol italien, garde une pointe d’accent transalpin pour saucer son anglais parfait. Lui termine régulièrement ses phrases par un No? interrogatif. Courtois et affables, on les sent aussi toujours prêts à la petite blague salace qu’ils glissent l’air de rien. Ainsi, lorsqu’il veut se débarrasser d’un invité qui s’éternise dans son studio, George n’hésite pas à lâcher Je crois qu’il est temps pour moi d’aller me masturber et prendre une tasse de thé.
Pourquoi avez vous choisi cette thématique de la barbe ?
Gilbert : Ces dernières années, on a commencé à les voir de plus en plus. Quand on a commencé cette série, il y a trois ou quatre ans, on voyait ces fils barbelés et ces clôtures se dérouler partout en Europe et même en Amérique. Et puis, on a vu des barbus regarder à travers les mailles du grillage et tout à coup la barbe s’est imposée en occident, surtout chez les jeunes.
Travailler sur la barbe, c’est jouer avec l’identité et la dissimulation ?
Gilbert : Avec les interdits aussi. On peut regarder le monde et nos sociétés à travers les barbes. Il y a les barbes religieuses et les barbes non religieuses. Tout se mélange. Il fut un temps où toutes les barbes étaient religieuses. Juifs, musulmans ou Sikhs, il leur est interdit de couper leurs barbes. Et ça nous intéresse, parce que ce sont d’autres clôtures derrière lesquelles on se retranche.
Comment procédez-vous pour réaliser vos images ?
Gilbert : Nous créons ce que nous appelons un dictionnaire d’images visuelles. Pendant peut-être six mois, nous ne faisons que prendre et accumuler des images chaque jour. En choisissant ce qui nous parle.
George : Cette fois-ci, les images ont trait à l’histoire, la sécurité, les barbelés, les barbes, la nature et les fleurs.
Gilbert : Et à partir de ces images, on se met en scène. On peut alors se cacher derrière les feuilles tombées des arbres à l’arrière de notre jardin et créer des barbes contestataires, et puis nous avons ces barbes mélangées, les barbes portails, les barbes clés et les barbes qui tombent de l’autre côté de la barrière.
Vos images peuvent donner l’impression d’être pleine de violence et de colère. Contre qui sont dirigées cette violence et cette colère ?
George : Il y a de la colère et de la violence dans le monde, mais nous ne pensons pas qu’un responsable est à blâmer parce qu’en fait, nous sommes tous complices. Ce n’est pas nous contre eux. Nous n’avons rien fait pour être ainsi et nous n’avons rien fait pour arrêter d’être comme cela. Ça, c’est le pouvoir de la culture et on ne l’exerce pas assez.
Vous aimez vous présenter en opposition avec le monde de l’art mais peut-on être contre quelque chose dont on fait partie ?
Gilbert : C’est exact, mais ce qu’on veut dire par là, c’est qu’on ne veut pas faire de l’art en regardant celui des autres. Nous n’allons jamais dans les musées, nous ne regardons pas le travail des autres artistes, nous voulons seulement nous confronter au monde tel qu’il est. Nous voulons parler à tous les spectateurs, pas seulement aux amateurs d’art. Nous préférons parler à tous ceux qui sont en dehors des milieux de l’art. Notre art traduit la complexité de l’être humain, il ne s’intéresse pas seulement à la forme.
Certaines personnes sont-elles encore choquées par vos images ?
Gilbert : On n’a jamais cherché à choquer les gens. Ce qui est choquant ce sont des cadavres dans une rivière ou quand on fait du mal aux gens. Ce qui est choquant pour l’art, c’est de ne pas faire preuve d’humanité. Même la merde, c’est de l’art. Ça n’a rien de choquant.
Mais certaines personnes ne veulent pas le voir ainsi.
C’est uniquement parce qu’ils ont été incités par la religion à ne pas regarder l’art. Ou par le pape.
Après les living sculptures, vous avez essentiellement produit des photomontages. Etes-vous aussi intéressé par les autres possibilités du digital ?
Gilbert : On a trouvé un langage qu’on adore. Ça nous a pris un certain temps pour le mettre au point. On a commencé avec les sculptures vivantes et puis on a réalisé que cela nous limitait parce qu’on ne pouvait pas faire des sculptures vivantes en différents endroits au même moment. C’était beaucoup mieux de produire des images de nous-mêmes dans une structure reconnaissable. Plus complexes, ces images nous rapprochent de la vie, des émotions. On peut faire parler les barbes ! Derrière chaque image que nous produisons, les sculptures vivantes sont toujours là. Nous nous sommes réinventés par l’image. Nous n’aimons pas cette idée de l’artiste défini par le pinceau qu’il tient en main. On veut s’en éloigner le plus possible. L’artiste ne se distingue pas par ses outils mais par ses idées et sa vision. Avec nos images, on cherche à augmenter la puissance visuelle. D’un seul clic, en figeant le temps pour que les idées restent vivantes.
George : C’est étrange que la profession artistique soit tellement obsédée par la forme. Que ce soit une peinture, une photo ou une sculpture n’est pas important. Nous on se demande ce que cette forme peut bien nous dire. Quand on travaille, on ne pense plus à la « physicalité » du matériau, on s’intéresse surtout à l’idée.
Quel est votre secret pour toujours trouver l’inspiration après 50 ans ?
Gilbert : On s’intéresse à ce qu’on a devant nous.
George : On n’arrivera jamais à réaliser toutes les images qu’on a en nous.
Gilbert : C’est parce que nous croyons en ce que nous avons devant nous. Ça nous parle. On ne regarde pas l’art. On regarde dehors dans ce qui se trouve devant nous sans filtre. Tout ce qui nous parle évolue et change tout le temps. Rien ne reste pareil.
Que faites-vous pour rester en contact avec le monde réel. Est-ce que vous voyagez, vous regardez la télévision ?
George : On lit le journal le matin, on regarde la télé à six heures avant de passer au diner pour tenir l’ennemi à l’œil.
Gilbert : Et nous nous promenons.
George : Nous pensons que nous vivons dans un environnement incroyablement privilégié, qu’est l’occident. Maintenant nous avons tout ce que nous désirons, mais quand nous avons commencé, nous avions très peu. Nous étions des enfants de la guerre. On avait ce besoin de réussir. C’est peut-être ça le problème aujourd’hui dans nos sociétés, les gens ne doivent plus réussir. Peut être que l’artiste africain ou chinois aura plus ce désir de réussir. C’est peut être plus facile d’y arriver quand vous êtes seul et poussé par un besoin impérieux. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes artistes ne savent pas ce qu’ils veulent ou si ils le veulent.
Gilbert : Quand on a commencé en 1968, on s’est battu contre l’adversité, contre la St Martin’s School of Arts, on a envoyé nos professeurs se balader pour faire notre propre truc, pour développer notre propre vision, peu importe les difficultés. Ils nous ont tous rejetés sans prendre de pincettes. Tous nos professeurs. Et cela a été extraordinairement bon, pour nous. On a du se battre comme des chiens pour y arriver.
George : On a eu beaucoup d’aide de la part de nos ennemis. La critique forge le caractère. C’est très simple. Si quelqu’un vous dit que vous êtes un con, un salopard, vous allez avoir envie de prouver l’inverse.
Gilbert & George
The Beard Pictures
Galerie Albert Baronian
jusqu’au 23/12/17
Rue Isidore Verheyden 2
1050 Bruxelles