Le joueur d’échecs est la dernière nouvelle écrite par Stefan Zweig avant son suicide. Derrière cet affrontement entre deux joueurs au style opposé, on sent de façon diffuse une élégie pour un monde disparu. Ce récit tendu vient d’être superbement racontée en images par David Sala.
David Sala a découvert le texte de Zweig, pendant ces années d’études et depuis il n’a cessé de résonner en lui. Aujourd’hui, alors qu’il avait envie de se confronter à de nouveaux défis graphiques et narratifs, ce texte lui est apparu plus actuel que jamais. A la première lecture, on est happé par le style et l’univers de Zweig ainsi que par l’originalité du récit. C’est aussi un récit fort qui a du sens dans ce qu’il raconte et par la manière dont il le fait. La difficulté pour moi était de bien doser le recours au texte, parvenir à raconter par l’image pour ne pas tomber dans le récit illustré, je voulais que ça reste une bande dessinée ! Il fallait donc trouver un équilibre car je tenais à garder les mots et la langue de Zweig, sans être prisonnier d’une œuvre qui existe par elle-même.
1942, sur ce paquebot qui vogue vers l’Argentine, les apparences sont trompeuses. Ceux qui ont eu la chance de monter à bord savent ce qu’ils laissent derrière lui. Un monde privilégié qu’ils ne reverront probablement plus. Pour lui c’est l’effondrement de son monde, le monde qu’il a connu le monde flamboyant, le monde de la culture, le monde des arts, de la pluralité des idées. La montée du nazisme a anéanti tout ça. Il y a une part de nostalgie dans tout ça dans ses deux derniers textes. Pour lui, les nazis étaient à deux doigts d’avoir gagné. Il n’a pas connu l’issue de la guerre. Pour lui c’était déjà l’échec de la civilisation.
C’est la première fois que David Sala travaille en couleurs directes sans se reposer sur l’encrage. C’est juste un trait au crayon, très simple. Avec la couleur, je peux créer les espaces et les plans. Parfois je joue sur le flou avec le costume qui part dans le décor. La couleur est importante, parce qu’elle est narrative. Il y a des éléments qui permettent de créer une atmosphère, un velouté dans l’image qui aussi raconte quelque chose.
Dans cet album, David Sala développe une maîtrise parfaite des outils de la bande dessinée. Parfois son approche narrative se fait presque cinématographique notamment dans la maîtrise du temps. Certaines cases sonnent comme des silences. Dans les cadrages, il y a, c’est vrai, un regard cinématographique, mais je dois faire avec les outils de la bande dessinée. Je n’ai pas de plan séquence, je ne peux pas laisser tourner la caméra. Au cinéma, le spectateur on lui impose un temps. Dans une BD, le lecteur peut rester une ou quinze secondes sur une case. C’est une donnée à prendre en compte et à transformer. Pour faire ressentir ce temps qui passe et cette solitude de Monsieur B., il a fallu que j’invente mes outils narratifs.
Dans les décors et les costumes, David Sala laisse pointer son admiration pour Egon Schiele et Klimt, des artistes viennois, comme Zweig. Les motifs de tissus, la coupe des vêtements évoquent un monde perdu qui se confond avec les personnages, un monde du passé qui n’est déjà plus raccord avec celui des années 40. Je ne fais pas un travail d’historien. J’ai privilégié le contraste entre un monde qui n’existe déjà plus mais qui survit forcément dans les mémoires et en même temps le monde qui s’effondre. La ressemblance est importante pour situer la scène, mais il s’agit aussi de transcender les décors et de l’enrichir à travers des motifs, des sols particuliers, en apportant une touche expressionniste.
Face au texte de Zweig, David Sala a cherché ses propres codes narratifs. J’ai pris le texte et je me suis demandé comment le raconter en bande dessinée. En travaillant dessus, on trouve des articulations au niveau des cases, au niveau du dessin, au niveau de la mise en page aussi et finalement j’ai l’impression qu’on crée son propre vocabulaire par la taille des cases, la succession et la variété des plans. La BD est un média extrêmement riche.
Auteur de quelques albums jeunesse, David Sala avait tendance à cloisonner les deux types d’expressions. Le joueur d’échecs semble faire la jonction entre les deux. Mes autres bandes dessinées étaient différentes graphiquement. En abandonnant l’encrage je crée pour la première fois un pont entre les deux univers. Je prends ça comme quelque chose de très stimulant. Après, je ne sais pas de quelle manière ça va évoluer tant que je n’ai pas de nouveau projet. Mais c’est vrai qu’entre le dessin et la couleur il se dégage un équilibre qui m’intéresse et que j’ai envie de creuser.