Dans le monde de Lisa Carletta, les petites filles rêvent d’être des femmes qui font des rêves de petites filles dans de grandes maisons bourgeoises. Si pour Darwin l’homme descend d’un singe qui se prend en selfie, pour Lisa Carletta la femme descend du songe d’une poupée creuse qui se regarde dans le miroir.
On a longtemps cru que la vie, c’était deux ou trois amibes au bord d’une plage en un temps très reculé. On a dit aussi que c’était une feuille d’impôt et des embouteillages sur la petite ceinture, un infarctus du myocarde, des baisers langoureux ou des glaces au citron. Alors qu’en réalité, c’est beaucoup plus simple : la vie est une bulle de chewing-gum à la fraise qui rencontre une bulle de champagne qui se noie. Il y a de ça dans les photos de Lisa Carletta. Il y a comme un goût de pièce montée et une odeur de dinde aux marrons qui rôtit dans le four. En somme, le meilleur des mondes possible. Quelque chose de Hopper, de Eggleston aussi. Pas de vent, pas d’intempéries. Des bosquets de bégonias et des Buick qui attendent tranquillement dans le garage. Aucune trace d’hommes non plus, pas de Marlboro écrasée ni de James Dean en blue-jean : chéri est parti, chérie s’ennuie donc ferme comme une Bovary sous Prozac et Lexomil. Sa taille est fine comme une cigarette au menthol. Pourtant, elle ne fume pas. Sa pupille est absente et le temps s’est arrêté de passer. Madame rêve et son rêve est la réalité. Elle a des langueurs, mais elle n’exhale pas de soupirs. Elle se tient calme comme la truelle de jardin. Tout est là, visible et disponible : l’être s’écrase sur l’avoir, le temps sur l’instant. Le désir et son objet sont collés l’un contre l’autre : inséparables. Roland Barthes prétend que la photographie déréalise complètement le monde humain des conflits et des désirs, sous couvert de l’illustrer.
Tandis que les frères Chapman avaient opté pour des enfants nus chaussés de Nike (avec des pénis à la place du nez) pour exprimer la perversité de la société de consommation, la photo de Lisa Carletta est plutôt rêveuse, ouatée. Elle saisit le désir figé dans le spectacle de sa réalisation intégrale : Que la paix du kitsch soit avec vous et avec votre esprit semblent dire en choeur ses modèles. Son monde évoque autant le papier carton que la bulle de savon fragile qui fait bloop. Le tout est émaillé de couleurs maquillées outrageusement. C’est une mise en scène. C’est insupportable. C’est la vie rêvée du vide : l’identité confinée dans un talon aiguille mêlée à l’incroyable personnalité du fer à friser. On est soudain pris d’une envie irrépressible de renverser les mannequins, comme dans Killer’s Kiss de Kubrick, et d’écouter du free jazz sur des canapés crasseux.
Dans son objectif, Lisa Carletta fixe des ennuis, des pendules surannées et des désirs exténués. Et puis encore d’autres choses. Des silences aussi. On sent bien que la poupée-princesse se meurt dans son grand château. Elle traverse les allées et les galeries comme une âme habillée en Prada. Quand était-ce ? L’année dernière à Santa Barbara. Mais ce sera aussi l’année prochaine et l’année d’après. L’illusion est parfaite : ça doit être la vérité.
Simon Brunfaut, philosophe et chroniqueur sur Musiq’3 dans l’émission » Le grand charivari »
Légende photo
En avant-première pour Bazar : une photo extraite du livre à venir de Lisa Carletta. C’est une série de portraits des « habitants » de United States of Unicorns. Chaque portrait est présenté en diptyque avec le still life du personnage. Ce premier portrait est la Licorne…. © Lisa Carletta