Le 3 mai 1928 (une belle journée quoique légèrement froide), Felix Regnault (dont le nom résonne à travers l’histoire à égale distance de ceux du soldat inconnu et de mon voisin du troisième) prononça à Paris une conférence intitulée Des infirmités des organes des sens dans la production des œuvres de génie. Dans la salle : une vieille dame fardée avec des mains poilues, un banquier anarchiste avec un énorme monocle ainsi que des frères siamois, aphasiques le matin, claquettistes le samedi soir. L’orateur parla, entre autres, de l’oreille de Beethoven et de la myopie de Degas, mais rien ne fut dit, bien évidemment, au sujet du pied bot de Lord Byron et du troisième téton de Salvatore Adamo. Sous l’autorité de ce grand maître, on peut affirmer sans crainte que l’œil de Philippe Cognée n’est pas humain. Qu’il se rassure, celui de Cézanne ne l’était pas non plus : on ne va pas en faire un glaucome. Le Greco avait étiré ses formes ; on le croyait astigmate. De son côté, Philippe Cognée a plutôt l’œil d’un drone vagabond ; on a l’impression qu’il peint depuis un hélicoptère, à l’intérieur d’un quadrimoteur en flamme ou dans un taxi qui file à travers les rues d’une banlieue glauque. On se demande à quoi ressemble son corps : ça doit être celui d’un cascadeur ou d’un catcheur. À ce rythme-là, il doit toujours avoir les cheveux aux vents et la peau salée d’un pécheur de poulpe : il fait mine de débarquer dans toutes les villes. Il arrive sur terre la tête à l’envers, comme un acrobate avec son costume étoilé. Aujourd’hui, en plus d’être architectes, les peintres sont donc devenus des astronautes. Sauf que Philippe Cognée donne des nouvelles de notre monde, peut être aussi les « dernières nouvelles de l’homme » comme disait Alexandre Vialatte. Il louche sur les villes, et ça lui donne le tournis toutes ces artères. En balançant son regard dans l’atmosphère, il scrute à la manière d’un satellite qui danserait la valse. Bien sûr, étant donné que l’exercice est périlleux, il lui arrive de frôler les immeubles, d’accrocher des panneaux de signalisation ou de heurter des pylônes électriques ; de faire des « wizz », des « chrack » et des « wip » ; ce qui explique que sa peinture procure un léger effet d’accélération : il va très vite. La ville, c’est la lune pour Philippe Cognée. C’est son côté Gagarine ou Armstrong. Il est l’homme libre des grands espaces qui n’appartiennent à personne. Est-il un terrien ? En tout cas, il n’est plus enraciné ; il ne se fixe nulle part ; il virevolte dans l’air : il invente la peinture en apesanteur. C’est pourquoi il possède d’étranges territoires, sans lieu déterminé. C’est pour cette raison aussi qu’il voit tous ces « non-lieux », anonymes et déshumanisés, dont parle l’anthropologue Marc Augé ; qu’il est capable de se retrouver dans une cour de HLM ou devant un entrepôt désaffecté ; qu’il sent les marges et les bordures des mégapoles en extension incessante. Philippe Cognée est « l’homme à la caméra » de Dziga Vertov avec un pinceau planté dans l’objectif : l’œil universel et parfaitement singulier. Il ne dit pas seulement le malaise contemporain du vendeur de gaufres transformé en fourmi ou celui de la DRH d’1m87 aussi grande qu’une cigale sur Google Map : il affirme que peindre, c’est sauter en parachute. Il faut passer à travers les nuages, çà permet d’humecter délicatement l’œil. Au final, on tombe toujours sur la couleur. On ne doit pas avoir peur de l’écraser. Lui, par exemple, il presse des quartiers entiers. Ses toiles diffusent alors des vapeurs et la chaleur fouette le sang. À certains moments, les couleurs semblent même se dilater et s’évaporer. Il prend la ville pour un fruit et le fait murir : c’est un déjeuner de soleil en milieu accidenté. L’image est floue et intense car Philippe Cognée peint avec ses pieds. Quand il atterrit, ça fait de la poussière ; c’est gris ; et avec ses mains il frotte sa palette et brouille les paysages. Fait remarquable : on ne le sent pas fatigué de toutes ces galipettes. Il fait d’ailleurs plus penser à Superman qu’à King Kong. Il n’escalade pas : il pique du nez. Dans ses toiles, on sent que çà se presse et que çà pullule : il y a du monde là-dedans. On dirait parfois un grand mirage urbain. Ces villes, où les immeubles font tour à tour penser à des boites de corn flakes, des champs de cristaux ou des cranes préhistoriques, possèdent une réelle dimension métaphysique. Dans le fond, Philippe Cognée est un peintre des vanités. Nietzsche s’était autoproclamé « le philosophe au marteau », pour le plus grand bonheur de son quincailler. Descendu du ciel, Philippe Cognée travaille ses toiles au fer à repasser. Une bonne raison pour s’envoyer en l’air dans les pressings d’une périphérie abandonnée.
Simon Brunfaut, philosophe et chroniqueur sur Musiq’3 dans l’émission » Le grand charivari »