Le titre de cette BD dit déjà beaucoup. Roman Muradov, dessinateur et illustrateur virtuose ne se soucie pas trop de la logique temporelle. Ses personnages vont et viennent d’une nouvelle à l’autre comme entre la veille et le lendemain. Dans l’histoire à rallonge qui donne le ton à l’ensemble, on fait connaissance avec un groupe de bobos pique-assiettes dans une grande ville. Méchantes langues, ils se retrouvent, discutent, sortent en boîte, s’occupent du chien de l’une, arrosent les plantes de l’autre en son absence. Le scénario d’une sitcom qu’ils évoquent entre deux cocktails extrapole parfaitement le propos de l’auteur. Les épisodes qui se succèdent sans un gramme de scénario ressemblant pour les non-initiés à un poème abstrait, alors que pour les fidèles ce serait une expérience sensorielle inégalable.
Loin d’être un enfant prodige, Muradov a d’abord fait des études d’ingénieur pour l’industrie pétrolière dans sa Russie natale. C’est au passage d’une école d’art à San Francisco où il s’est installé avec sa famille qu’il a succombé au virus du dessin. Au fil des pages, il nous balade dans un condensé de l’histoire de l’art et de l’illustration du début du 20e siècle. Le cubisme, le futurisme l’expressionnisme, Sempé ou le Warhol pré-pop défilent dans un savoureux mille-feuilles. A l’aise dans toutes les techniques, crayons, fusain, aplats de couleurs, feutres ou collages, il ne s’interdit rien et certainement pas de changer de technique et de style dans le cours d’une même histoire. C’est comme si chaque outil qu’il choisit dans son atelier le guide vers un autre graphisme.
Espiègle, Muradov nous mène dans les pattes de Barko, le chien, vedette d’un compte Instagram qui s’enfuit et rompt la laisse avec sa maîtresse Belinda pour gérer tout seul sa célébrité. Ses followers ont fondé une secte appelée Eglise de Barko, dont le message tout en simplicité se résume à Mange, Chie et Baise. Dans un autre registre, il y a cette histoire inspirée de l’univers de Kafka qui se pare de teintes plus sombres sans pour autant abandonner son élégance et sa légèreté.
Un matin, une jeune femme découvre que son innocence a disparu. Elle a beau regarder sous le lit rien n’y fait, les précieux rubans indispensables à sa tenue ne sont plus là. Elle doit se résoudre à l’annoncer à son père qui ressemble à un insecte et mange des oignons au petit déjeuner. La jeune femme décide alors de s’enfuir par la fenêtre et errer dans la ville avant de trouver refuge chez un libraire.
Entre deux chemins, Muradov ne prendra jamais le plus court. S’il truffe sa narration de chausses-trappes, c’est pour musarder à son aise, se faire plaisir et lâcher la bride à son appétit graphique. Aujourd’hui demain hier est un ovni littéraire et un régal visuel. Qu’on le goûte à petites doses ou cul-sec, l’ivresse vient très vite.
Aujourd’hui demain hier, Roman Muradov, Dargaud, 200 pages, 20 €