Avec ce récit troublant et haletant sur l’absence et les fausses vérités, l’américain Nick Drnaso signe un roman graphique subtil et touchant.
Sur la piste de Sabrina
Dans ce premier long récit, Nick Drnaso confirme le talent et le style singulier développés dans les courts récits de son recueil Beverly. Dans Sabrina il plonge à nouveau dans la psyché de l’Amérique contemporaine du repli sur soi et de la paranoïa. L’histoire est à priori assez simple. Calvin, qui travaille comme informaticien dans une base d’armée de l’air, héberge Teddy, un vieil ami du lycée, anéanti par la disparition de sa petite amie. Très vite, on apprend que la disparue, Sabrina, a été assassinée par un déséquilibré qui s’est ensuite donné la mort.
Prétendues vérités
A partir de là, le récit explore comment cet événement, qui aurait dû rester privé, est accaparé par des inconnus qui en profitent pour alimenter les forums de discussion sur Internet de leurs délires complotistes.
Pour ces soit-disant combattants de la liberté, rien n’arrive par hasard, et forts de leur prétendue vérité comme de l’anonymat des réseaux sociaux, ils se gargarisent de leurs menaces.
Les émotions rentrées
L’auteur américain éblouit par la finesse de son écriture qui crée par la bande dessinée un langage qui épouse l’écoulement du temps, les émotions, tout en restant d’une parfaite lisibilité.
Le dessin, sans affect, où les personnages sont à peine plus qu’une silhouette semble être en accord avec les émotions rentrées des personnages. Ce dessin qui a la force d’une épure est évidemment parfait pour décrire ces banlieues sans âme, ses appartements standardisées et ses routes interminables où la noire couverture de la nuit est par moments trouée par l’enseigne néon d’un motel. Par la grâce d’un montage quasi cinématographique qui alterne dans de longues séquences sans dialogues les gros plans avec les vues éloignées, des petites et des grandes cases, Drnaso nous fait partager le quotidien de ses personnages en nous les rendant subtilement attachants. Avec eux, on partage la solitude du dernier bus, on sent les minutes poisseuses passer, quand on écarte les stores pour regarder dehors comme si la solution à tous les problèmes du moment allait subitement apparaître.
Résilience
Ce sont dans ses moments vides que Drnaso témoigne de son empathie profonde avec ses personnages. Car tout n’est pas sombre dans le monde de Sabrina. Il y a d’abord la sollicitude de Calvin pour un Teddy mutique qui ne lui rend guère et puis aussi ces les gestes désintéressés d’inconnus, un câlin dans un groupe de parole, ou un détour en voiture pour déposer un inconnu quelques kilomètres plus loin.
Comme une fugue où le thème central serait la dérive des gens, de la vérité par la dissimulation, des sous-intrigues parallèles se font écho. A la disparition de Sabrina, répond celle de Randy, le chat de Calvin, la femme et les enfants dont on est séparé. A la logorrhée conspirationniste crachée par un transistor répondent les énigmatiques missions qui seront confiées à Calvin dans son futur poste au service des enquêtes spéciales de l’Armée de l’air. Au final, il y a plus de résilience que de fatalisme dans l’épreuve que vivent Calvin et Teddy, comme tamisée par les couleurs pastels. En faisant le deuil de leur vie rêvée, ils se mettent à la merci, du présent et de ses surprises, les bonnes comme les mauvaises.
Sabrina, Nick Drnaso, Presque Lune Editions, 205 pages couleur, 25 €
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