Après Anvers, Luc Tuymans déploie Sanguine, sa vision personnelle du baroque, à la Fondazione Prada de Milan. Maîtres anciens et artistes contemporains engagent une dialogue inédit dans l’architecture éclectique de Rem Koolhaas.
N’attendez pas de Sanguine, un condensé sur le baroque. Luc Tuymans n’est pas historien d’art. Il est artiste. Et Anversois comme Peter Paul Rubens, le maître baroque qui a fait évoluer sa peinture en étudiant et en copiant les œuvres du Caravage. Les œuvres du peintre flamand et du peintre italien très différentes dans leur traitement de la lumière et dans le touche picturale exacerbent tous deux les émotions du corps dans l’extase religieuse chez l’Anversois, dans la violence et l’angoisse chez le Milanais. Tous deux croyaient en la force de la représentation et de l’image. Rubens a offert au Christ un corps magnifié dans l’agonie et on pense que Le Caravage s’est représenté lui-même dans la tête décapitée de Goliath. L’extase et l’effroi.
La confrontation avec les artistes contemporains n’est pas une façon d’étendre les territoires du baroque jusqu’à aujourd’hui, c’est plutôt, le temps d’une exposition, d’extraire ces maîtres anciens de la muséification et du carcan de l’histoire de l’art pour les regarder autrement et admirer leur modernité. Maintenant les chevaux de Berlinde De Bruyckere, renversés, pattes en l’air dans les Flanders Fields charrient avec eux l’idée du chaos, de la violence et de la mort, presque douce. Comme pour se préserver de la vorace folie des hommes, les animaux se sont fermés sur leur douleur, tous les orifices, yeux, bouches, nasaux hermétiquement cousus. Eternellement fragiles.
On dirait un fantôme. Une présence qui ne devrait pas être là. Son expression est étrangement impassible, le corps nerveux. Ce n’est qu’en voyant ses membres poilus, ses pieds aux doigts allongés qu’on réalise que derrière le masque No, la chevelure de jais et la robe de coton, il y a un singe. Il était l’attraction d’un restaurant de Fukushima, les clients souriaient à le voir courir d’une table à l’autre apportant ici une théière, là un bol de riz. L’artiste français Pierre Huyghe est revenu avec l’animal sur les lieux dévastés. On imagine que la bête a cherché à reconnaître les lieux, de retrouver la trace de ses trajets entre la cuisine et la salle. Devant ces images on est saisi d’un fascinant malaise. Le fantôme du baroque.
Dans leurs installations, les frères Chapman jouent beaucoup sur l’effet de choc et de sidération produit sur le spectateur. Fucking Hell est une mise en scène apocalyptique des horreurs nazies. Dans un paysage de fin du monde, des hordes de minuscules figurines où les soldats décapités et éviscérés se mêlent aux zombies et autres monstres de l’enfer. Dans ce chaos de corps de plastique entassés les uns sur les autres, on remarque des figures récurrentes de l’oeuvre des Chapman comme un clown à perruque rouge et maillot rayé, trop content de rassembler les corps démembrés ou la silhouette de Adolf Hitler qui a planté son chevalet au sommet d’une colline pour une chatoyante aquarelle. La première version de l’oeuvre ayant brûlé avec l’entrepôt où elle était rangée, les frères Chapman en ont fait une seconde version plus démesurée encore installée sur neuf tables plateau qui forment une svastika. Le baroque des Chapman, ce serait le rire et l’effroi.
Le double portrait de Jordaens est magnifique. C’est une étude qui ne s’embarrasse pas de la finition léchée des grandes toiles du maître anversois. Ici les chairs ne sont pas lisses ou satinées, et leur matière traduit parfaitement l’âge du modèle. La pâte épaisse accroche la lumière avec éclat et les coups de pinceau parfaitement justes laissent transparaître une certaine fatigue et lassitude de cet homme prématurément vieilli. C’est un portrait vérité qui près de 400 ans après avoir quitté l’atelier nous parle encore avec la même force. Le baroque, une peinture d’aujourd’hui.
L’artiste hollandais Mark Manders nous parle-t-il du passé ou du futur ? Ces deux immenses visages impénétrables sont coupés en deux sans pouvoir ne former qu’un. La matérialité d’une époque de schisme comme le fut celle du baroque et comme l’est la notre. Si le baroque est dans l’excès, on est ici dans un excès d’échelle, dans une vanité narcissique . L’homme qui a a cherché l’impossible rivalité avec les Dieux se retrouve avec un corps morcelé, inachevé. Derrière cette présence massive et fragile, il y a aussi un trompe-l’œil puisque ce qui peut paraitre à première vue pour de l’argile sec et friable est en réalité du bronze.
La tête endormie de Michaël Borremans pourrait être celle d’un décapité comme on en voit souvent chez les peintres baroques. Michaël Borremans est un artiste contemporain qui a repris à son compte, les techniques des maîtres anciens, pour les transposer dans un univers hors du temps où les références et les intentions deviennent ambiguës. Blonde et angélique, la tête de l’enfant irradie de douceur. Mais les interrogations demeurent. Le jeune endormi a ouvert les portes d’un monde des rêves qui nous est impénétrable. La position et l’orientation d’une tête surplombant un corps absent ne nous rappellent-elles pas une dépouille sur un chariot de la morgue ?