Michel Clair ne fait pas des photos. Il crée des images. Avec ses tripes, avec les fantômes de toutes les rencontres de ses neuf vies et avec son appareil photo. Dans son objectif, sa Belgique, celle des trains, des marines, des gens et des baraques à frites. Des images habitées qu’il expose à la galerie Home Frit' Home.
C’est le monde de la nuit en plein jour. Une énigme derrière ces volets baissés. Dans cette petite maison atrocement banale si ce ne sont ces néons roses déjà allumés et une silhouette blanche, promesse d’exhibition de chairs qui s’agitent sur fond d’eurobeat fatigué. On est dans les Ardennes. Et nulle part. Et puis, il y a cette route qui fait le tour de la maison comme pour mieux l’encercler et empêcher ses occupant(e)s de s’échapper. Je suis en voiture avec ma copine. Quand j’ai vu cette façade, il a fallu que je m’arrête. J’ai pris deux clichés pour en sortir un bon. Le milieu de la nuit et de la prostitution m’ont toujours fasciné et attiré autant qu’ils me faisaient un peu peur. C’est un monde que je connais un peu parce que quand j’étais jeune, j’ai été disc-jockeydans des bars à champagne, des bars à strip-tease. J’ai aussi été taximan et j’avais pas mal de prostituées parmi mes clientes.
Un bateau en cale sèche où la cime des arbres a remplacé la crête des vagues, c’est comme une scène de rêve parce qu’elle est à priori impossible. Les bateaux n’ont-ils pas droit à une seconde jeunesse ? En attendant de retrouver les vagues, les humains ont abandonné le rafiot pour le laisser aux rats. J’ai eu la chance de pouvoir entrer dans le chantier naval, sous le viaduc de Beez. On y répare de vieilles péniches et de vieux bateaux. C’est un autre monde. Tout est fait à l’huile de bras. Ils ont quelques machines, quelques treuils. C’est extraordinaire de voir comment d’une vieille épave, ils font un bateau. Quand on passe en dessous, on admire ce que l’homme a construit pour le confier à la mer. C’est toute une vie, un bateau.
On ne sait plus où on est. La nuit, le jour, le rêve, la réalité. Le brouillard mange la lumière et s’en repaît. C’est Turner qui rend visite à Ensor et Spilliaert. Une promenade sur la digue se transforme en une plongée dans la purée. Dans l’image, il manque juste l’humidité qui pénètre les chairs pour glacer les os. Michel Clair ne décide jamais de prendre une photo, c’est le paysage, le moment, qui l’exige. Il devait être 11 heures du matin, il y avait un brouillard incroyable. Tout se mélangeait complètement. J’ai fait cette photo sans savoir ce que ça allait donner.
Ce serait quoi des frites de Noël, une sauce Christmas au boudin noir ? On peut juste espérer que ce n’est pas un cornet qu’on mange seul en dégustant un par un les bâtons croustillants pour étirer le temps. Dans cette minuscule friterie qui tient de la boîte d’allumettes, combien de gourmets pourrait-on y enfourner ? Heureusement, il y a une antenne parabolique. On pourra regarder les bêtisiers de fin d’année avec leurs rires enregistrés en se léchant les doigts maculés de sauce samouraï. Les friteries font partie de notre paysage. En France ou ailleurs, tu peux manger des frites mais jamais ou rarement dans une baraque à frites comme chez nous. J’ai toujours aimé les friteries, mais je m’y suis vraiment intéressé grâce à Hugues Henry de Home Frit Home qui m’a transmis le virus. Maintenant chaque fois que j’en vois une, je la photographie et je lui envoie.
Chacun a son idée du paradis et chacun a son idée de la beauté. Michel Clair cherche la beauté, là où d’autres ne veulent pas la voir. La beauté n’est pas là, immanente à attendre les hymnes de louanges célestes, elle s’étale en lettres blanches sur un mur de briques sali de la sueur de la ville. Il y a dans cette phrase un constat d’urgence et une invitation, un ordre plutôt, à ouvrir les yeux. On a retrouvé ce tag dans cinq ou six endroits différents de Bruxelles. Ici c’est près de Tour et Taxis. Je ne sais pas qui l’a peint. Cette phrase m’a vraiment beaucoup parlé surtout sur ce mur gris, par un temps gris avec derrière cette grue, symbole de construction mais aussi surtout de destruction.
Il y a de ces secrets qui ne peuvent attendre mais dont on est à jamais exclu. Le cadrage est serré. Rien ne compte en dehors de ces deux silhouettes massives. On sent le souffle de la confession imbibée de bière. Mais comme c’est celui qui parle qui tient la tête de l’autre, peut-être est-ce un ordre ou une mise à carreau. J’étais dans un petit bistrot des Marolles. En redescendant des toilettes, j’ai surpris ces deux hommes. C’était presque une image de cinéma. La manière dont l’un prenait la tête de l’autre pour lui chuchoter à l’oreille. Et puis, il y avait aussi ces tatouages de fleurs sur une main virile. Je ne pouvais pas le manquer.
Ses yeux francs dans ce visage parcouru par les méridiens de la vieillesse sont au centre de l’image. Ils sont fixés sur le spectateur. Un reflet de lumière dans une pupille noire, ils ont aussi l’air de sourire comme par contagion avec cette bouche toujours féminine et élégante. Ses cheveux qui tombent souplement depuis le sommet du crane lancent un joyeux défi aux contingences de l’âge. Mais le centre de gravité n’est-il pas dans cette fleur pareille à celles que les clowns portent au revers de leur veston. Cette femme, je la connais parce que je la vois régulièrement dans le cadre de mon travail où je prends parfois des photos. Elle est toujours contente de me voir. Ce jour là, je lui ai demandé si je pouvais la prendre en photo. Elle m’a dit oui avec son beau sourire. Elle était tellement contente. Et quand j’ai vu le résultat, je me suis dit Ouah Qu’est-ce qu’elle est belle !