Les nouvelles expositions du Musée de la photographie de Charleroi nous emmènent aux pays de la photographie amateur, dans les impasses parisiennes avec Karin Borghouts, à Wuhan avec Simon Vansteenwinckel et à Pazea Sovni avec Clyde Lepage.
Le petit oiseau va sortir, qu’on le regarde ou pas. Vient le déclic et la photo est dans la boîte. La photo amateur est presque aussi vieille que la photo elle-même. Quand les premiers appareils sont devenus accessibles, il y avait déjà la fascination pour ce petit boitier qui pouvait capter un fragment du réel, un éclat du temps avant qu’il ne s’effiloche. Sur les photos, les gens aimés, et les autres, restent éternellement tels qu’ils étaient. Hiératique, esquissant un sourire malgré la longueur de la pause. Puis la technique a évolué, les appareils se sont fait plus maniables, plus portables et on les a emmenés partout en pique-nique, sur la route ou en vacances.
Comme il peut être touchant, drôle ou émouvant de contempler des photos d’inconnus saisis dans leurs moments d’intimité domestique ou en voyage. L’exposition couvre une large période depuis 1888 et les premiers clichés tout ronds jusqu’aux dias des années 70 et aux Polaroïds. Les selfies, ce sera pour une autre histoire. Il y a du noir et blanc, des autochromes, des albums où les photos sont annotées. Il y a ceux qui préfèrent être pris de dos par pudeur ou par fanfaronnade. Et puis, il y a cette série de photos ratées, parce que le doigt a glissé, parce qu’on a oublié de rembobiner ou parce que tante Alice a bougé ou s’est retournée. Cela nous donne des images qui ouvrent sur des mondes étranges et fantomatiques, une vision alternative de la réalité où les fils du temps s’emberlificotent.
La Conserverie à Metz est un lieu d’archive dédié à la photo amateur, un refuge pour photos esseulées ou abandonnées. Mais ils ne se contentent pas d’archiver, ils confient aussi certaines de ces photos trouvées à des artistes plasticiens pour en faire le support de nouvelles créations. Des âmes suspendues sur des papiers fanés sont à nouveau révélées par un autre regard. Erika Meda imprime des photos de son enfance sur des pavés de ciment alignés sur le sol comme un puzzle de la mémoire. Avec une patience obsessionnelle, Emmanuelle Fructus découpe les silhouettes de ces inconnu(e)s qui apparaissent sur des photos anonymes pour les classer et aligner sur de grandes feuilles de carton blanc. Elise Corvaglia réalise des coquillages de matières, cicatrise le temps et ouvre des fenêtres à la rêveries.
Clyde Lepage a laissé la photo revenir à elle comme l’émergence de quelque chose de profondément enfoui. Après une vie sur la route en activiste politique et écologiste, elle suit des cours de photo au 75 et d’expression artistique à l’Erg. Avec l’appareil photo racheté à une copine, elle revient sillonner la région où elle a passé son enfance et son adolescence. Elle retrouve des paysages, elle croise des gens qu’elle a connus ou qu’elle ne connaît pas encore. Elle les photographie comme on entrouvre un monde de mystères et de fantaisie. Avec une prédilection pour des marginaux, qui ont fait de leur vie un espace imaginaire de liberté. Elle ne fait pas d’instantanés, ni de photos volées, préfère de mettre ces personnages en scène dans un mélange de documentaire, de poésie et de burlesque.
Paris compte plus de 600 impasses. L’anversoise Karin Borghouts en a photographié plus de 400. Pendant plusieurs années, elle a sillonné à pied la ville lumière, arrondissement par arrondissement, quartier par quartier pour découvrir ces curieux espaces clos entre public et privé qu’elle prend en photo comme des scènes de théâtre désertes. Le cadrage est toujours identique, un ciel pâle et laiteux, de la pierre entre la couleur sable et le gris, et pas une âme qui vive. Parfois des plantes en pot semblent monter la garde et d’autres fois, c’est une grille fermée qui barre la vue ou une maison jaune qui a pris possession des lieux pour insuffler un peu de lumière et de couleur entre les murs gris. On a parfois l’impression de la rencontre forcée des deux époques, comme une faille temporelle qui se referme. C’est en creux un témoignage d’un Paris disparu, celui des artisans et de vendeurs de rue qui a fait place à des espaces plus impersonnels où l’humanité et ses récits ont trouvé refuge à l’abri des murs.
Que fait un photographe confiné qui ne peut plus aller à la rencontre des gens et de paysages ? Il ouvre la fenêtre de son ordinateur et se dirige vers Wuhan, la grande ville du centre de la Chine traversée par le fleuve Yang-Tsé. Une ville jusque là largement invisible, se retrouve soudain au centre de toutes les rumeurs depuis que l’on y a localisé l’origine de la pandémie qui allait paralyser le monde. Pour son reportage à distance, Simon Vansteenwinckel utilise un appareil argentique et des restes de pellicule dédiée à la radiographie médicale et à l’analyse de maladies pulmonaires. Il se laisse happer tant par l’étrangeté que par la banalité de cette ville du bout de monde. Il parcourt ses rues animées où les passants et passantes semblent se dissoudre dans la circulation, et ses places désertes où l’on attend ce qui viendra de l’autre côté de l’horizon. Le photographe fige ces visions dans une image granuleuse et irradiée comme passée au papier de verre.
Devant son écran de télévision qui a pris le relais, il se laisse aller à une déambulation virtuelle muette dans cette ville du bout du monde. Sous des ciels de fin du monde, il croise des visages floutés, et des membres fantômes. Cette lumière saturée qui mange les silhouettes et ronge les corps et les âmes comme un sel abrasif est-elle une manière de prendre la distance avec l’impensable. De repousser cette menace invisible. Bien sûr, le paradoxe, c’est que ces images en suspension ont été saisies en d’autres temps dans une ville qui ignorait encore tout de cette maladie qui soustrait les personnes infectées de l’espace public. Cette observation à distance n’est-elle pas aussi une métaphore du système de surveillance généralisée installée tant par les firmes commerciales que par les états totalitaires ? Il n’y a plus rien à cacher, mais ce que l’on voit n’est pas la réalité.