Où en est la création contemporaine en France ? Le prix Marcel Duchamp réunit des collectionneurs qui, chaque année, récompensent un artiste parmi quatre nommés. L’édition 2016 rassemble Yto Barrada, Ulla von Brandenburg, Barthélémy Toguo et Kader Attia, le lauréat. Ils sont tous quatre exposés au Hangar 18. Une occasion de découvrir quatre artistes qui accueillent dans leur travail les vibrations et les inquiétudes de leur temps.
Ulla von Brandenburg invente des rituels. Parce qu’ils lui manquent, parce qu’ils nous manquent. Un rideau ritualise l’espace comme l’architecture qui dirige nos pas, les mouvements aussi. Dans son installation filmique, elles convie des danseurs, habillés de blanc à grimper des escaliers immaculés. Leurs corps non-formatés disparaissent et apparaissent derrière des couvertures de couleurs. Une couverture qui cache, qui protège et qu’on s’échange. Leur rituel fait écho à ceux qui réchauffent certains trottoirs et halls d’entrée des centres villes. L’artiste nous engage à inventer nos propres rituels, forcément collectifs, forcément solidaires.
Dans les dessins et peintures de Barthélémy Toguo, l’homme ne fait plus qu’un avec la nature sans qu’on sache qui a mangé qui. La cosmogonie poétique qu’il met en place fait la synthèse des émotions spirituelles, végétales, humaines et animales. Les veines et les artères sont des lianes qui relient les hommes, les pompent de leur sève. Des verts, des bleus, des rouges comme des fleurs tropicales, des poisons lents qui diffusent comme l’aquarelle imprègne la papier. La langue, à force de trop parler, plonge directement dans le cerveau. La mort n’est jamais loin. La vie non plus.
Les cachets sont le langage des frontières. Un coup de tampon peut être violent. Dans notre monde en transformation permanente, les frontières apparaissent, d’autres disparaissent. Et les cachets restent. Indélébiles parfois. Dans l’installation Urban requiem présentée à la Biennale de Venise en 2015, l’artiste camerounais nous montre des bustes cachet estampillés de slogans tantôt brutaux tantôt plein d’espoir. Deutsche Politzei, Yes we can, Indignados, Hands up don’t shoot, No man is an island. Chaque migrant amené à devenir lui-même un cachet, c’est la forme archaïque de la biométrie, le slogan en plus.
Kader Attia est fasciné par l’esprit humain et par les chemins qu’il prend pour réparer ce qui n’est plus. Avec Réfléchir la mémoire, un poétique essai filmique, il tente de cerner les contours des membres fantômes qui subsistent après une amputation. Quand un accident ou un traumatisme est difficile à revivre, le cerveau s’adapte plus difficilement. Il répare en occultant ou en niant C’est vrai pour l’individu mais aussi pour le corps social et la collectivité. Pour réparer un traumatisme social, il faut commencer par rendre visible ce qui a été occulté. C’est aussi le chemin de l’art.
Les timbres sont un outil de propagande douce mais aussi de mémoire. Avec la série Independence disillusion, Kader Attia s’intéresse à la mémoire d’un futur disparu. Celui des jeunes nations africaines après leur indépendance. L’avenir s’écrivait dans les étoiles. La fusée saturne 5, le module lunaire et la navette spatiale emportaient dans leur réservoirs de kérosène tous leurs espoirs de modernisation, de liberté et de pouvoir. On sait ce qu’il en est advenu. Il en reste les timbres que l’artiste franco algérien a reproduit fidèlement à l’huile sur des toiles petit format.
Yto Barrada a toujours cherché à démonter les clichés de l’histoire et de l’imagerie coloniale. Elle s’intéresse aussi aux expressions populaires non formatées des populations de la région de Tanger. La série de photos inspirée des quatrains du poète soufi Cheikh Abderrahmane Al Majdoub exprime une forme de dissidence douce et larvée. Ecrits au XVI ème siècle, ces proverbes et commentaires impertinents critiquaient la société marocaine de l’époque. Il y a quelque chose d’élégiaque chez ces deux garçons qui se tressent une couronne de fleurs. L’un dresse la tête vers les spectateurs, l’autre baisse les yeux. Derrière eux la mer mais l’accès à la grande bleue est défendu par un grillage. Pas infranchissable pour des vagabonds.
Infospratiques
Le bâton que brandit l’homme à la casquette peut-il être un bâton de sourcier ? Une voie à suivre pour sortir de la dépendance post-coloniale. Les jambes écartées, il est prêt à franchir le détroit Gibraltar et accéder au continent qui apparait aujourd’hui aux yeux de beaucoup de marocains comme la terre promise. Au dessus de sa tête, il y a l’avion, moyen de transport moderne, rapide pour peu qu’on y accède et qu’on en sort. Extraordinaire livre d’image de l’imaginaire collectif, les graffitis bouillonnent de ses ratures et défiances adressées aux autorités qu’elles qu’elles soient. Les images ne sont qu’une facette des installations de cette artiste complète qui travaille aussi sur les tissus, les sculptures et le film pour mieux approcher les complexités de la géopolitique mondialisée affectant les populations de part et d’autre de la méditerranée.