Le BPS 22 propose une exposition qui plonge l'adolescence sous le regard de l'art contemporain avec entre autres Vincen Beeckman, Charlotte Beaudry, Eric Croes, Sophie Podolsky, Emmanuel Van Der Auwera, Larry Clark ou Thomas Hirschhorn.
Et pour suivre, une visite rêvée avec Gilles Bechet
Je crois que je n’ai jamais vu une personne aussi âgée et gracile en même temps. Son visage parcheminé était marqué par une accumulation de rides. Sa posture était tendue et droite et ses yeux espiègles. Si je n’avais pas vu le néon qui affichait en lettres roses un peu baveuses Teen Spirit, je ne serais pas entré. C’était un bâtiment industriel noirci par les années dans le quartier de la gare L’homme était derrière un comptoir comme si il m’attendait. Il y avait de la musique à bas volume. C’était du punk chanté dans une langue qui m’était inconnue. Derrière lui, sur une étagère, s’alignaient des rangées de bouteilles en plastique faisant penser à des flacons de shampoing bon marché. L’étiquette reprenait les mêmes lettres que l’enseigne en néon, Teen Spirit.
– L’adolescence est un âge insaisissable. On croit à un présent éternel mais ça ne dure qu’un temps. me lança-t-il avec un clin d’oeil. – Ah oui, c’est comme ça. On ne peut pas y faire grand-chose, répliquai-je, agacé par ces généralités autant que curieux de découvrir ce qui m’attendait dans ce lieu étrange. – Je suis content que vous êtes venu, ajouta-t-il en prenant derrière lui un flacon qu’il me tendit. Moi, je m’appelle Virgile. Prenez-ça et gardez-le en main pendant la visite, mais surtout ne le buvez pas. Sans rien dire de plus, il m’encouragea à me diriger vers le couloir qui débouchait sur une pièce allongée plongée dans la pénombre.
Un des murs était couvert de grandes photos d’adolescents. Sur un scooter, avec des sodas, au cours dans l’atelier de carrosserie, promenant le chien ou accroché au panier de basket. J’ai tout de suite eu le sentiment que je les connaissais. J’ai été là, à côté d’eux, le poids du burger dans l’estomac. En bouche, le goût poisseux de soda éventé dont je ne pouvais me passer. Je me suis planté devant ce type balèze qui faisait le poirier sur une main. Trop fort. Je sentis rapidement un élancement dans la poignet et la tête qui tourne. J’ai continué. Elle a sa tête plongée dans le sable. Elle s’appelle Claire ou Vanessa, Pascal ou Jean-Baptiste. Peu importe, je la connais. J’ai tendu la main qui s’est enfoncée dans le sable. Il était humide et froid. Elle n’a rien dit, mais je n’ai pas pu tenir, j’ai retiré ma main.
En arrivant devant les sculptures, je portai ma main au visage. J’étais certain d’avoir senti pousser ce long nez qui attirait tous les regards dans la cour de récréation. Je faisais des petits pas, les yeux fixés vers mes pieds. Enfermé dans ma chambre,avec mon portable, je me sentais différente. Je n’ai plus envie de rien sauf d’un bain à bulles pour attendre la fin du monde. Une vidéo montrait quatre jeunes gens dans une voiture rouge. Je les reconnus. Il y avait Dylan, Ben, Monica et Claire qui tirait la gueule parce qu’elle avait vu son mec faire de l’oeil à cette stupide brunette avec son appareil dentaire et ses gros nichons. Je me souviens de cette soirée où on a tourné en rond sans se décider à aller quelque part. Cette journée où on a roulé à fond sur les autoroutes désertes pendant que tout le monde se terrait dans les abris. C’est ça aussi parfois l’adolescence, l’âge de tous les possibles et de l’indécision.
J’admirais ces neuf gars dans leur figure de lego humain. Emboités les uns aux autres. Ils tenaient bon jusque là. Les muscles étaient juste un peu tendus. On sentait même une légère crispation. Comme s’ils étaient prêts à lâcher. J’ai failli leur faire une petite chatouille juste pour voir. Mais ce ne serait pas sympa. Et puis ces mecs-là, ils pouvaient être sacrément méchants. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit. Je n’ai jamais connu la ville de Kandor, mais Kal-El m’en a parlé. Quand je la vois vibrer dans la bouteille où elle a été miniaturisée après l’explosion de la planète Krypton. C’est comme si j’entendais la voix de ses millions d’habitants prisonniers qui m’appellent à 27 années-lumière de distance.
J’avais déjà été sur cette île où je m’étais promené sur la plage avec une hybride rencontrée sur la terrasse de l’hôtel. Je ne la comprenais pas mais ce qui était pratique, c’est que chacune de ses pensées apparaissait au-dessus de sa tête dans une langue qui m’était totalement compréhensible et c’était pareil pour mes pensées que je ne pouvais pas lui cacher. Finalement, ça faisait gagner du temps. « On est dans une période de transition » m’a-t-elle dit. Alors, on a regardé le coucher de soleil pendant des heures. La touche replay, c’est tellement pratique. Sur cette île, j’avais l’impression d’être en liberté surveillé. Alors je suis sorti. Virgile m’attendait. Il s’est dirigé vers moi. « Ça vous a plu ? Finalement, l’adolescence c’est dans la tête, non ? »
Venez je vais vous aider. glissa-t-il en approchant ma main droite pour extraire délicatement le flacon en plastique enchâssé dans mes doigts aux articulations blanchies par l’effort. Il brandit une petite paire de ciseaux dorée avec laquelle il pointa mes cheveux. Vous avez beaucoup reçu, il est normal que vous donniez un peu de vous. D’un mouvement du pouce, il ouvrit le flacon en plastique que j’avais tenu en main et y glissa la mèche de cheveux que je venais de couper. Evidemment vous revenez quand vous voulez maintenant. J’ai pris le train pour rentrer chez moi. Le visage collé à la vitre, je ne pouvais sortir de ma tête tout ce que j’avais vécu dans ce lieu. Dès que je l’ai pu, je suis revenu. Mais du bâtiment il ne restait que des gravats que je contemplais un peu hébété quand, tournant la tête vers l’autre côté de la rue, je vis une affiche qui annonçait une exposition au BPS 22 intitulée Teen Spirit. Ça ne pouvait être un hasard.