L’artiste bruxelloise Sophie Whettnall transforme l’espace de La Centrale en y créant des installations qui sont autant de paysages à parcourir avec les sens ouverts. Une expérience immersive dans laquelle elle invite l’artiste libanaise Etel Adnan.
L’exposition s’ouvre par un défilé de femmes africaines qui portent les charges les plus diverses avec un naturel qui semble évacuer tout effort alors que cette marche, souvent longue est physiquement éprouvante. Avec cette déambulation, ces femmes s’inscrivent dans le paysage, dans le temps et dans la transmission. Depuis ses premiers séjours en Afrique, alors qu’elle était enfant, l’artiste a toujours été en admiration face à ces femmes qui portent bien plus que ce qui repose sur leur tête. Je suis touchée par le décalage entre leur vie et la mienne. J’admire leur détermination et je voulais leur rendre hommage. Je suis partie au Burkina Faso avec cette idée de défilé en tête. Après trois semaines de repérage, j’ai enfin trouvé le moment et l’endroit pour planter ma caméra. On était très tôt le matin et ces femmes se rendaient au marché après une marche d’une vingtaine de kilomètres et plus pour certaines.
Ceci n’est pas une rétrospective, mais une série d’oeuvres créées pour un lieu spécifique et mises en espace pour offrir au visiteur les fragments d’une histoire à imaginer. On peut y venir sans bagage, Il ne s’agit pas tellement de comprendre ce que l’artiste a voulu faire, mais plutôt de ressentir ce que ça nous raconte. J’ai travaillé à partir d’une maquette, parce que dès le départ, l’idée de déambulation était essentielle. J’ai aussi voulu redonner à l’espace sa forme première, revenir à sa nature industrielle. Ensuite, j’ai pu déposer mes éléments d’architecture dans cet espace. J’ai eu un déclic en pensant à des cerfs-volants. De l’extérieur ça a l’air d’une architecture en suspension. Une fois qu’on passe à l’intérieur, il se passe autre chose.
Par la perforation, Sophie Whettnall s’approprie les matériaux et invite la lumière. C’est un travail très physique et répétitif qui vire à la méditation. Je fais ça depuis une dizaine d’années. Je ne me souviens pas comment ça a commencé. Ce qui me plait c’est de transformer un matériau. Physiquement c’est très éreintant, mais en même temps je suis tellement concentrée que je ne vois pas le temps passer. C’est la première fois qu’elle s’est attaquée à d’aussi grandes surfaces. Du coup, ses panneaux perforés transforment aussi l’espace grâce à la lumière. Suspendus et couvert d’un feuillet d’aluminium, ils dessinent une voûte étoilée qui pourrait être aussi un paysage intérieur dans lequel on se promène. Il y a dans le travail de Sophie Whettnall des aller-retours incessants entre l’intime et l’infini, entre le monde extérieur et le monde intérieur.
Choisies par Sophie Whettnall pour partager son espace, les oeuvres de Etel Adnan s’y fondent dans une grande harmonie. Les petits formats vibrants de couleur, de l’artiste libanaise font écho aux pièces plus imposantes de la bruxelloise. La chaleur de la Californie répond à la douceur glacée de la banquise. C’est comme si les oeuvres d’Etel étaient enrobées dans mon architecture. Formellement, on est tout à fait en opposition. On traite le paysage de façon très différente. Ca n’a rien à voir et ça a tout à voir. Les deux artistes jouent avec une approche formelle et plastique accessible et sans nuages pour évoquer des tensions internes qui peuvent être d’une grande violence.
On dirait un amoncellement de marshmallows aux arrêtes saillantes. Une pâtisserie rosée défoncée d’un coup de cuillère géante. La banquise de Sophie Whettnall associe un certain brutalisme avec une grande douceur. Une explosion sous la friandise. Pour créer son paysage, l’artiste a découpé à la scie des chutes de mousse industrielle dans ce qui s’apparentait parfois à une lutte physique. Elle a ensuite adouci les angles par une couche d’enduit épais et satiné qui rappelle le sucre glace. On peut y voir un hommage à la mer de glace de Caspar Friedrich, mais en ces temps de bouleversements climatiques, on ne peut s’empêcher d’y lire les augures de temps mauvais, même si l’artiste se défend de tout engagement militant. Tout au plus, reconnaît-elle dans son travail un écho ou une réaction aux violences du monde.
C’est assurément une drôle de forêt. Aux arbres réduits à une dentelle de bois. Dont la perception se modifie à mesure que l’on progresse vers la lumière dispensée par de puissants projecteurs de cinéma placé très bas. Le chemin de retour est un autre voyage. On voit l’envers du décor, les paysages se réinventent sous notre regard. A l’image du processus créatif de Sophie Whettnall. Dans un travail artistique, il faut rouvrir plein de portes. Il faut prendre des risques. L’accident fait partie du cheminement. J’aime utiliser des outils et des matériaux à contre-emploi. Si je ne prends pas de risques, je n’en vois pas l’intérêt. J’ai besoin d’ouvrir mon expression à des choses que je n’avais jamais faites avant.
Le triptyque video, Transmission Line, qui clôture l’exposition aurait tout aussi bien s’appeler les porteuses. L’artiste y a filmé dans un noir et blanc aux éclats glamour trois générations de femmes. Elle-même, sa mère et sa fille. Les maquillages sophistiqués font scintiller les visages pris dans des moments de flottement et de doute. Comme une confrontation entre l’artificiel et le vulnérable. Dans la bande son, Sophie Whettnall a monté des fragments d’une confession de sa mère qui évoque la transmission entre génération. Il y a forcément un écart entre ce que les parents pensent vouloir transmettre et ce que les enfants ont vécu, de même qu’il y a un écart entre ce que moi je veux transmettre en tant qu’artiste et ce que le public en retient.