Curateur de l’exposition Full Abstraction, Luca Massimo Barbero est Associate Curator de la Peggy Guggenheim Collection à Venise. Il nous éclaire sur sa conception et le choix des oeuvres qui évoquent une période charnière de l’histoire de l’art et du mouvement des oeuvres entre l’Europe et l’Amérique.
Full Abstraction met en évidence des individualités plutôt que des courants ?
Je ne crois pas à l’orthodoxie de l’histoire de l’art, j’aime bien ceux qui sont dehors, mais dedans. J’aime bien les outsiders. J’aime bien des personnalités comme Duchamp mais aussi des gens que le grand public ne connait pas. Peggy Guggenheim aussi, elle choisissait des œuvres fortes et originales comme Hirschfield, un artiste autodidacte qu’elle aimait beaucoup et qu’on montre rarement.
À Bruxelles, j’ai amené Deux femmes devant un miroir, une grande toile un peu étrange. Je n’ai pas voulu faire une exposition avec seulement les artistes les plus connus. Même si Gottlieb est connu en Amérique, on ne le cite pas souvent parmi les grands abstraits. Gorky est très important, mais il a laissé très peu d’œuvres. Pour chaque artiste, on a privilégié la qualité. De Pollock, on montre des œuvres très rares de 43-45, peu connues du public mais qui font comprendre sa trajectoire artistique. En Belgique, pratiquement personne ne connaissait les Italiens que Peggy a collectionné, sauf Fontana ou Burri. C’est très intéressant de montrer Mirko Basaldella ou Vedova, ils donnent une idée de la complexité de la vie et des collections de Peggy et de son oncle Solomon Guggenheim.
Le collectionneur achète au présent et quand on montre sa collection, elle se lit comme l’histoire de l’art ?
L’idée de l’exposition est aussi de montrer comment Peggy Guggenheim a marqué l’histoire de l’art. C’est elle qui a amené les avant-gardes européennes en Amérique. C’est Solomon qui achète presque 150 Kandinsky pour sa collection et qui amène, avec Rudolf Bauer et avec Klee, une bonne partie du Bauhaus en Amérique. Ce sont des collectionneurs qui n’ont pas seulement acheté, ils ont pesé sur le cours de l’histoire de l’art parce qu’ils ont changé sensiblement le mouvement des objets. C’est pour ça que l’expo est dédiée à l’idée du voyage et comment les objets bougent dans l’espace et dans le temps. Peggy vivait toujours l’art au présent, dans son côté artistique et bohème comme dans son aspect mondain. Quand elle ouvre sa galerie à Londres en 38, elle s’intéressait aussi à un passé proche qui était déjà l’histoire. Elle achète des De Chirico, des Mondrian ou des artistes moins connus du futurisme comme Severini ou Boccioni. Son désir est de construire une collection vivante avec des racines. J’aime bien le mot racines parce que sa collection n’est pas seulement quelque chose qui est acheté dans le moment. C’est très pensé.
L’exposition évoque une période charnière qui précède un mouvement de globalisation de l’art à partir des années 60…
Après le voyage de Peggy Guggenheim, les grands musées de New York, mais surtout le Guggenheim, ont consacré de nombreuses expos aux artistes européens. C’est après la guerre qu’a commencé ce magnifique mélange entre artistes de différents continents qui deviennent des artistes globaux. On ne peut plus dire que Fontana est Italien, européen ou américain, mais c’est Lucio Fontana qui, en faisant les trous et les fentes dans la toile, a changé la perception de la peinture et le cours de l’histoire de l’art. On dit maintenant que Pollock est un artiste international. Finalement, on n’a plus de limites géographiques, heureusement.
Mais comme vous l’avez rappelé, l’Europe a connu quelques siècles plus tôt un marché global où les œuvres d’art voyageaient aussi ?
Je faisais référence au Triptyque Portunari de Hugo van der Goes. Au XVème siècle, Bruges et les Flandres étaient une puissance du commerce et de l’art. Portunari était un riche banquier italien qui a vécu 40 ans à Bruges. Il a commandé à un grand peintre local un tableau pour l’église Sant’Egidio à Florence. C’est un long voyage en bateau avec un premier arrêt à Palerme où des artistes siciliens le voient. Puis il poursuit son voyage vers Pise où on le voit aussi et on se rend compte que c’était quelque chose de très important et de très nouveau et puis enfin, il arrive à Florence. On connait encore aujourd’hui le nom du monsieur qui contrôlait l’arrivée du tableau pour la famille Portunari, c’est incroyable. Maintenant, il est à la Galerie des Offices avec Boticelli, il a changé l’histoire de la peinture italienne. Il n’y aurait pas eu Domenico Ghirlandaio sans Hugo van der Goes. Les échanges à l’époque se faisaient d’abord entre les pays d’Europe, mais les objets voyageaient, on était déjà global. Peggy, elle voyageait, Solomon a acheté des choses en Europe et les a amenées en Amérique. C’est l’histoire aussi des idées qui voyagent, même avant Internet. La beauté de l’exposition, c’est aussi de dire les originaux sont là.
Pour mettre en espace une collection d’art abstrait, cherche-t-on à créer du sens, des liens ?
Il y a plusieurs sens, mais je dis toujours en boutade que je fais d’abord une expo pour moi-même. Je suis un grand égoïste et je ne crois pas aux commissaires qui ne se prétendent pas vaniteux. Je fais donc des expos pour mon plaisir mais je les dédie aussi aux jeunes. Je veille à les rendre accessibles à tous. J’aime ne pas faire de différences entre figuration et abstraction. Les œuvres sont montrées très simplement. Il y des liens qui tiennent soit aux couleurs, à l’histoire de l’art, soit à la philosophie. Ça dépend du visiteur, du niveau qu’il veut, qu’il peut, c’est à lui de choisir. Je le conçois comme une promenade très libre, très belle, très joyeuse dans l’univers de Peggy et de Solomon Guggenheim. Et après, peut-être qu’on emporte avec soi, une fois qu’on est sorti, une image, une couleur, quelque chose de l’art qui nous parle qui nous fait commencer un autre voyage. J’aime bien l’idée de quelqu’un qui vient ici et se dit j’ai vu un rose de De Kooning ou de Joan Mitchell et entre aux musées des Beaux-Arts pour voir les primitifs flamands. Une exposition, c’est toujours quelque chose qui commence et qui finit. Ce n’est pas ma connaissance ou celle de Peggy que j’ai envie de montrer, c’est la curiosité.
C’est pour ça que vous dites que chaque exposition est un nouveau départ ?
Chaque exposition est différente. Je suis venu à Bruxelles, il y a un peu plus d’un an, j’ai vu le lieu, j’ai vu le musée, j’ai vu la ville, qui est celle du surréalisme. On est en face du musée Magritte c’est aussi pour ça que j’ai commencé avec le surréalisme, pas celui qu’on connait, mais celui que Peggy aimait comme ce petit Max Ernst, une peinture merveilleuse secrète comme une ébauche et les femmes surréalistes Leonora Carrington et Leonor Fini. J’appelle chaque exposition un rendez-vous des amis. Il faut y inviter des gens, une fois, pas deux fois. Il faut provoquer les rencontres. C’est vraiment dédié au public.
Full Abstraction Peggy Gunggenheim à l’ING ART CENTER