Dans une interview exclusive, l’artiste portugaise Joana Vasconcelos qui expose actuellement à la Patinoire Royale à Bruxelles évoque la beauté, la couleur, la mémoire collective et l’importance de créer des formes qui n’existaient pas auparavant.
Elle fait parler les couleurs et les matières de Lisbonne à Pékin où vient de se dresser son Pop Gallo, un coq géant en azulejos colorés. Elle a décoré une éolienne qui tourne sur la Serra de Leomil au Portugal; à l’occasion de sa rétrospective au Musée d’art moderne de Aarhus au Danemark, elle a réalisé une Valkyrie monumentale qui s’étend sur différents étages du bâtiment. À Porto, elle vient de réaliser une gigantesque fresque en azulejos sur la façade du restaurant Steak ’n Shake. En plus de son exposition à la Patinoire Royale de Bruxelles, elle participe à des expositions à Margate en Angleterre, à Boca Raton, en Floride et exposera bientôt à Milan. Hyperactive, elle a pris le temps de répondre à une interview par mail pour Bazar.
Vous attachez beaucoup d’importance à l’environnement architectural de vos expositions, comment celui de la Patinoire Royale a-t-il pu influencer les pièces que vous avez réalisées pour cette exposition ?
L’espace de la Patinoire Royale m’a permis de créer deux types d’environnement différents : un premier grâce à un espace ouvert qui fonctionne presque comme une scène pour des pièces plus monumentales, et puis une suite d’espaces plus intimes qui accueillent des pièces qui nous amènent à repenser la sphère domestique. C’était donc l’occasion pour moi de montrer deux thèmes caractéristiques de mon travail, le public et le privé.
Cette exposition rassemble (à l’exception de Petit Gâteau) uniquement des créations où le textile, dans toutes ses formes, occupe une place principale. Est-ce un choix pour cette exposition en particulier ou cela reflète-t-il une évolution dans votre travail ?
Cela reflète le travail que j’ai développé au cours des 16 dernières années en commençant avec la pièce Pantelmina #1 en 2001. Je suis, de manière continue, largement inspirée par la vie dans ce qu’elle a de plus quotidien et par sa dimension domestique/privé. Dans la vie domestique, les textiles apparaissent en plusieurs couches : on s’habille avec, on s’assied dessus, on les place sur les tables, devant les fenêtres, on dort dessus et ainsi de suite. Le crochet, par exemple, appartient à notre mémoire collective en rappelant les maisons de nos grand-mères. Presque naturellement, on a tendance à rattacher le crochet à notre propre culture, alors qu’en fait, on en fait partout dans le monde, c’est donc une technique très globalisée. Alors que dans la plupart des pays européens, cette technique s’est perdue depuis longtemps, les femmes portugaises ont continué à faire du crochet, la pratique ayant été préservée par une dictature particulièrement fermée durant cinq décénies. De plus, le crochet a toujours été confiné dans la maison familiale, les femmes, qui n’avaient pas encore conquis leur place sur le marché du travail, ont transmis cette tradition à leurs filles et c’est ainsi qu’on trouve toujours autant de crochet au Portugal aujourd’hui, même si c’est plus ou moins caché maintenant. Ça m’intéresse de travailler et d’explorer le crochet dans une dimension paradoxale d’enfermement/protection des objets qu’il recouvre en créant cette ambiguïté ouverte à de nombreuses d’interprétations.
Quel est votre lien avec la couleur, que représente-t-elle pour vous ?
La couleur est lumière, c’est la vie. C’est comme ça que nous percevons le monde. Le rouge ou le bleu que voit une personne est rarement le même rouge ou bleu que voit une autre. La couleur est aussi une donnée très culturelle. Par exemple, en préparant ma Valkyrie pour le ARoS Aarhus Kunstmuseum au Danemark, j’ai été particulièrement attentive au choix des couleurs, parce que je ressentais le besoin d’adapter ma propre histoire culturelle à celle des pays nordiques. J’aime apprendre et élargir mes idées et être plus ouverte à différentes réalités. Je vis dans un pays où il est difficile de regarder les couleurs vives, en raison de la lumière naturelle, et j’ai compris que les couleurs vives apparaissent différemment au Danemark où la lumière est moins intense.
Votre travail peut être perçu comme décoratif, baroque et joyeux, êtes vous à l’aise avec ça ?
La beauté fait partie de la vie. Toutes mes œuvres ne sont pas caractérisées par la beauté, mais la plupart le sont, je l’espère. La beauté est une forme positive de communication. Nous comprenons tous la beauté c’est un langage commun sur lequel tout le monde peut s’accorder, peu importe l’âge, la religion ou la géographie.
Les pièces les plus grandes jouent sur des accumulations parfois hétérogènes, travaillez-vous avec ces différentes couleurs et matières comme un peintre avec sa palette ?
Je réunis différents matériaux et différentes techniques pour provoquer des points de lumière et de profondeur et pour créer des textures et des motifs qui amènent une dimension interactive à la pièce et invitent le public à en faire l’expérience depuis des points de vue et des distances différents.
Les grandes pièces sont produites en atelier et nécessitent la participation de nombreux collaborateurs et artisans, les considérez-vous comme des travaux collectifs ?
Mon studio fonctionne comme un atelier de peinture baroque, plutôt que comme celui d’un artiste solitaire qui travaille isolé du monde. Chaque collaborateur/technicien est spécialisé dans un métier qu’il exécute suivant mes directives. De la même manière que Rubens avait quelqu’un pour peindre les drapés et un autre les nuages. J’ai des gens spécialisés dans le crochet, le perlage, la mode, la couture, la ferronnerie, la menuiserie, l’architecture… Chaque collaborateur devient responsable de différentes parties d’une œuvre, et en ce sens, c’est un travail collectif. Cependant tout émerge d’un concept que j’ai développé et je supervise le moindre aspect du travail en cours.
Vous avez dit que vous vous considériez d’avantage comme une artiste conceptuelle que comme une sculptrice. Si vous ne travaillez pas la forme et la matière, de quoi partez vous d’un dessin, de croquis, et l’œuvre évolue-t-elle en cours de création ?
Mon processus créatif émerge d’une observation critique de ce qui m’entoure. J’ai toujours mon carnet de notes, partout où je vais. J’y note mes idées, je fais des croquis des pièces que j’ai envie de réaliser. Ces croquis passent en général par le département architecture pour être transformés en projet. À partir de là, les idées prennent forme et on peut mieux définir comment la pièce fonctionnera dans l’espace, ses dimensions, la quantité de matériel nécessaire, son poids, les précautions pour l’installer etc…
Magritte, Simenon, Flandres, le titre de certaines pièces fait allusion à la culture belge, est-ce une habitude chez vous de lier un titre au lieu d’exposition ?
Oui, je ne suis pas un envahisseur. Je cherche à communiquer et pour cela j’ai besoin de comprendre les gens avec qui je communique. Je me dois d’être ouverte aux particularités culturelles et nationales et me rapprocher de l’endroit où j’expose.
L’incorporation de savoirs-faire traditionnels couture, dentelle, crochet, tricot ou carrelages peints à la main participe-t-il d’un jeu sur la mémoire collective ou d’une volonté de débarrasser ces techniques de leur contexte folklorique pour leur faire dire autre chose ?
Les deux. Les éléments locaux sont des points de départ pour initier un discours qui va bien au delà de la nature locale. On n’est pas dans le lien direct mais plutôt dans l’amorce de nouvelles possibilités. Avec Coração Independente, que j’ai montré à Versailles, vous avez un bon exemple de la juxtaposition de quelque chose de typiquement portugais (le Coração de Viana, un pendentif religieux en forme de cœur) avec des couverts en plastique. J’associe un symbole universel avec un matériau tout à fait banal qu’on trouve partout dans le monde. C’est une œuvre qui représente un pays, c’est aussi une alchimie de signes, d’expériences, d’idées et de réalités. Je m’approprie ces signes et je les subvertis dans un mélange qui amène d’autres significations. Travailler des éléments familiers est une manière de se rapprocher du public en activant une mémoire collective.
Vous avez dit vouloir faire de l’art qui ne ressemble pas à des œuvres d’art, qu’entendez-vous par là ?
Je crois qu’il est fondamental que l’art innove et ouvre de nouvelles voies. C’est important pour moi de créer des choses qui n’existaient pas auparavant et montrer que le monde peut être pensé en un nombre infini de formes toujours plus étendues, riches et stimulantes.
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