Sans doute fallait-il un siècle pour qu’une exposition, celle du centenaire de la mort de Rodin, justement, nous permette d’accéder à l’intimité même du processus de création de celui qui a inventé la sculpture moderne. Piste sensible à la découverte de l'homme derrière le génie, par Odile Botti, historienne de l'art.
Rodin, qui enviait Michel-Ange parce qu’il sculptait à même le marbre une œuvre colossale, modèle entre ses mains nues des sujets de terre qui retrouvent, du génie de la Renaissance italienne, la vibration expressive. Rodin ne taillera jamais la pierre, pas plus qu’il ne verra d’ailleurs de son vivant la plupart des tirages en bronze ou en marbre de ses réalisations maintenant disséminées dans les musées et collections du monde entier. Pour lui, la création est ailleurs, le modèle façonné dans la glaise n’est que le début du processus, le travail acharné auquel il s’attèle sur les multiples moulages en plâtre qui en sont faits, agrandis, déconstruits, triturés, assemblés dans des logiques insolites, avec ses variations infinies et ses coutures laissées bien visibles, voire accentuées par des ajouts fébriles de morceaux de terre, de plâtre ou tout autre matériau trouvé là, tel ce vase antique déversant un nu féminin, ouvre les frontières à une sculpture libertaire à l’origine des mouvements les plus expérimentaux du XXe siècle.
Capter en un seul regard la totalité d’un mouvement fragmenté, d’une intention, les moulages d’un modèle en plusieurs exemplaires le lui permettent ; c’est ainsi que le groupe des Trois Ombres, trois hommes à taille réelle aux mains inachevées, aux corps puissants portant les traces de coutures des moules, ne sont autres que le même sujet reproduit trois fois, symbole des âmes damnées au fronton de la fameuse Porte. Il n’y a d’ailleurs plus de sujet mais un motif sur lequel revenir sans relâche, en se gardant définitivement de toute idée de trompe-l’œil ou de littérature. Son contemporain Cézanne n’affirme pas autre chose lorsqu’il s’épuise à peindre la Sainte-Victoire.
Rodin dessine et peint aussi au fusain, à la sanguine ou au lavis, des fragments de corps nus en tension comme des spectres, qui firent scandale en son temps. Non pas des études pour ses sculptures mais une œuvre en soi qui ne sera comprise que bien plus tard et inspirera ouvertement Picasso, Baselitz, De Kooning et tant d’autres. C’est la photographie qui ment disait-il, car elle ne saisit qu’une fraction de vie alors qu’une seule de ses sculptures sait capter le mouvement tout entier. D’ailleurs il s’empare de clichés pris dans son atelier pour les retravailler au crayon, scarifier impétueusement la ligne d’une silhouette en plâtre comme on rabote une ronde bosse, sans que ses corrections donnent lieu à de nouvelles sculptures, précurseur encore dans ce travail sur la photographie cher à de nombreux artistes contemporains, comme Annette Messager dont on voit à proximité les mondes imaginaires dessinés sur les tirages de ses deux paumes ouvertes, fragments de corps usés, striés d’expérience et tatoués de signes.
Alors, au vu des sculptures, dessins ou photographies d’artistes des générations suivantes exposés, tous venus un jour ou l’autre dans ce Paris alors creuset des avant-gardes, force est de constater que nul n’a échappé à l’influence du Maître, même si l’exemple était si écrasant pour ceux qui l’ont croisé, tel Bourdelle son élève, qu’il fallait intégrer la leçon tout en trouvant sa distance ; son « style » comme nous le donne à voir le Jeune Homme assis de Wilhelm Lehmbruck qui s’inspire de la pose du Penseur et de son âme torturée mais s’enveloppe d’une surface de bronze plus lisse, plus symboliste qu’expressionniste. Mais, comment créer après Rodin?
Expo Rodininfos pratiques
Et si on doit ne retenir qu’une pièce qui raconterait tout ce travail de modelage, de moulage, de fragments assemblés, coutures visibles et ajouts de matière, intégrant symbole et expression soit, mais surtout une émotion palpable dans sa grande retenue, ce serait cette composition en plâtre de trente-deux centimètres, réunissant le Masque de Camille Claudel et la main gauche de Pierre de Wissant, tirée du groupe des Bourgeois de Calais. 1895. Tout y est dit d’Auguste Rodin, de l’homme comme de son génie.