Cet été, notre chroniqueur-philo Simon Brunfaut compose son abécédaire subjectif et décalé du « lifestyle ». Tous les jeudis, à partir d’une lettre de l’alphabet choisie au hasard, un mot de la galaxie art de vivre est décrypté.
L comme Luxe
Il en va du luxe comme des extra-terrestres : certains l’ont vu, d’autres font semblant de ne pas y croire. Le luxe est une apparition : le mot ne se prononce qu’en se murmurant ; il se chante ou se siffle, voire se persiffle dans les soirées du Tout-Paris. Le luxe est toujours à la recherche d’un adverbe à rallonge ou en quête de beaux adjectifs. Gourmandise pour les yeux, le luxe s’effleure avec délicatesse. Comme la principauté de Monaco ou le Grand-Duché du Luxembourg, le luxe est un minuscule pays, une poche, un écrin perdu au milieu du monde. Ses cartes sont toutes floues, ses frontières incertaines. Il a sa géologie et ses géographies particulières. De loin, on dirait une vieille miroiterie familiale ; de près, une beauté crue et effervescente.
En vérité, le luxe est un touche-à-tout. S’apparentant plus au gratte-ciel qu’à la moissonneuse batteuse, le luxe est plein de verticalité ; il est urbain par principe et bruyant à l’occasion. La désinvolture du luxe, c’est sa manière de s’annoncer avec mille grelots ou un claquement de doigts ; son extravagance, c’est sa façon d’enjamber la réalité tout en l’exagérant, pour finir par dévoiler ses surfaces les plus intimes. Le luxe ouvre la voie vers des paradis artificiels, des lumières venues d’ailleurs qui frôlent le quotidien avec une dédaigneuse bienveillance. Mais avant toute chose, le luxe désigne la recherche méthodique du plaisir infime de survoler les évènements.
Parfois, le luxe est un caprice un peu honteux, presque un péché, dont cependant on voudrait rougir très fort. Le luxe prétend tout montrer et n’être qu’une exposition permanente de lui-même. C’est pourquoi il n’est souvent qu’un signe sans consistance réelle. On le dit tapageur, parce qu’il se réveille la nuit et dort le jour. Le luxe est un long rêve vaporeux qui s’achève dans les fictions d’existences passagères ou dans les bains à bulle d’un grand hôtel. D’ailleurs, ce qui frappe avec le luxe c’est son sens de l’hygiène : il est toujours proprement épatant. On dirait un courant d’air, une rumeur, une balade en patins à roulettes sur une digue de mer, une douce friction.
Mais le luxe souffre, dit-on. De quoi ? D’une mauvaise réputation. On dit qu’il enchaine, qu’il emprisonne ; on l’accuse de fuir le « bon marché », les promotions et les réductions. A peine son nom est-il prononcé, qu’on croit entendre celui du kitsch. Hélas, en effet, le luxe se confond trop souvent avec l’argent. Pourtant, il existe un luxe totalement désargenté, qui est la pire des provocations bien sûr ; car c’est un luxe, par exemple, de masquer une peine avec un unique bijou, de rendre fastueux des sentiments indiscrets, d’oublier des désespoirs à l’arrière des voitures de sport.
Aujourd’hui, on pourrait encore s’offrir le luxe de sauver le luxe, du moins son évanescence somptueuse, son sens aigu du raffinement, sa façon subtile de stimuler le gout. Pour cela, il faudrait reconnaitre au superflu un avantage non négligeable : effacer, pendant un temps, la nécessité. Or le luxe, comme la vie, possède ce caractère essentiel d’être sans raison – et c’est tout un art, à vrai dire, que de passer sa vie à s’attacher à des frivolités sublimes. Si le luxe a un sens, c’est bien celui de rendre la vie parfaitement futile et la mort outrageusement brillante.