Cet été, notre chroniqueur-philo Simon Brunfaut compose son abécédaire subjectif et décalé du « lifestyle ». Tous les jeudis, à partir d’une lettre de l’alphabet choisie au hasard, un mot de la galaxie art de vivre est décrypté.
T comme Trip
Comme sa physionomie menue l’indique, « trip » est un tout petit mot, qui dure en bouche autant de temps qu’une bulle de champagne. On dit du trip qu’il est « éclair » parce qu’il sert, parait-il, à toucher les paratonnerres de Budapest ou de Bratislava. On dit aussi du trip qu’il est court comme le cri d’un oiseau exotique en période de reproduction ; on l’a parfois confondu, à tort, avec une tourista fulgurante ou une indigestion à Caen.
« Trip » veut dire voyage, même si, en soi, il n’a rien à voir avec le voyage. En réalité, le trip est un voyage minuscule, raboté, amputé, infirme. A peine débuté, il semble déjà fini. Le trip se compose généralement de deux ou de trois journées bien remplies. Une journée bien remplie équivaut à un sac plein de confiseries, de babioles en plastique et de selfies improbables.
« Tripper », le grand frère de « trip », désigne une accumulation de plaisirs durant un temps très court. A certains égards, le trip ressemble en effet à une défonce de paysage, un shoot de soleil, une rave party de musées de la porcelaine. Le trip est un excitant qui est son propre dealer. Il s’ingère, s’insuffle ou s’injecte directement dans les mirettes.
Pourquoi « tripper », me direz-vous ? Parce que la vie est trop courte répondent les personnes de petite taille. D’ailleurs, tous les médecins vous le diront : le trip est excellent pour la santé, car il permet de démontrer que votre organisme est toujours actif. Il atteste du mouvement de l’homme, de sa bipèdie exemplaire et de son goût pour les choses curieuses à portée d’avion.
Le trip définit également le « place to be »: si on vous dit Riga, n’allez pas à Virton ; si on vous parle de Saint-Paul de Vence, n’allez pas à Bar-sur-Aube. On vous recommande Copenhague ? Arrivé là-bas, on vous dit que c’est à Rome que ça se passe ; au beau milieu de Paris, on vous signifie avec insistance qu’il faut absolument aller à Madrid. Bref, le trip tourne en rond sur des cartes simplifiées. Quoi qu’il en soit, le trip ne sert pas plus à découvrir, qu’à fuir ou à se retrouver ; par contre, il offre d’autres plaisirs comme celui de construire des sociologies très approximatives en ayant aperçu trois personnes dans un bar.
Les chevaliers du trip sont toujours un peu désolés de ne pas pourvoir rester, mais c’est une tristesse feinte : ils se repaissent de la vitesse. Le trip est une déclaration de guerre contre la lenteur, un traité de consommation de l’espace. C’est pourquoi il ne laisse pas de place à la solitude, au silence, aux chagrins et aux succès amoureux – puisque toutes ces choses demandent plus de temps. L’homme contemporain a cessé d’errer ou de voyager. Désormais, dans un grand aéroport bondé, il montre son impatience en tapotant sa cuisse droite. Il est très probablement en train de « tripper ».
Image extraite de l’article Le plein d’arômes à Antibes